Héros anonyme du martyre animal, il trône, l’air outré, sous un kiosque vitré, au dernier étage de la Grande Galerie de l’Évolution du Muséum national d’histoire naturelle à Paris. Conçue pour lui, la vitrine qui l’abrite est placée devant l’entrée de la salle des espèces disparues. Ce n’est qu’un moulage de plâtre, une statue peinte, lourde surtout de signification. “ Et les très rares espèces disparues de la faune actuelle, celle de l’oiseau doudou (didus ineptus), par exemple, bien que répondant au plan de la nature, n’ont pu être rétablies par elle. Alors nous restons étonnés que notre avidité soit parvenue à lui jouer un pareil tour ” observe, peu de temps après le constat de l’extinction de l’espèce, le philosophe Arthur Schopenhauer en ouverture d’une de ses démonstrations fracassantes.
Lui, pour qui « l’être humain est, au fond, un animal sauvage et effroyable », ne devait pas vraiment s’en étonner. Assimilé à la famille des pigeons, le dodo ou dronte ou solitaire des Mascareignes (La Réunion, Maurice, Rodrigues) était un gros ramier cloué au sol par son poids, de vingt à vingt-cinq kilos, et par ses ailes atrophiées. Il aurait pour ancêtre un pigeon d’Indonésie ayant voyagé à travers l’océan Indien jusqu’aux îles Mascareignes. Évoluant dans le milieu clos des îles désertes, se nourrissant sans effort et sans crainte faute de prédateurs, il aurait grossi et perdu le besoin et, partant, la capacité de voler. Les hommes le découvrirent en posant le pied sur les îles au début du XVIe siècle. Il fut pour eux une proie facile. Ils le firent rôtir, jusqu’au dernier de l’espèce.
Au jardin des Plantes, la curiosité tient autant à l’œuvre qu’à l’animal. La sculpture exprime parfaitement l’air de perplexité nigaude et offensée et l’allure empotée d’une grosse volaille difforme mal à l’aise dans ses plumes, indignée d’être ainsi enfermée, dévoilée aux regards. Le corps, une grosse boule tapissée de plumes, est posé sur deux pattes épaisses et trapues comme sur des piliers. Les ailes trop courtes pendent, inutiles. Le long cou ondulant soutient une tête plate, étroite, à la face soulevée de deux proéminences oculaires. Le plumage de tête, court et serré, comme peigné, lui donne l’air de sortir d’un salon de coiffure. Long et crochu, le bec a la dimension d’un outil de terrassier.
Cette esthétique inclassable, et sa physionomie de perpétuelle mauvaise humeur, rendent d’emblée le dodo sympathique. Très tôt, les naturalistes se sont passionnés pour cet animal atypique. Leur grand regret fut de n’être jamais parvenu à en ramener un vivant en Europe. Dès 1801, au lendemain de la disparition de l’espèce, le Muséum national d’histoire naturelle confia à son laboratoire de taxidermie le soin de ressusciter le fameux dronte des îles de France (Maurice) et de Bourbon (La Réunion). Et loin d’être anecdotique, la tâche fut immortalisée par un tableau du peintre animalier Henry Coeylas. La reconstitution du dodo dans l’atelier du professeur Oustalet montre, en cours de réalisation, la statue du dodo exposée à présent sous sa vitrine. Dans le décor grand siècle de l’hôtel de Magny, où le Muséum a ses bureaux, cette grande toile occupe une place privilégiée dans l’antichambre de la salle de réunion du conseil d’administration. Quelle reconnaissance !
L’hôtel de Magny est le plus ancien édifice du Jardin des plantes, il fut achevé en 1650 alors que le martyre du dodo atteignait son paroxysme. Les paléontologues ont du respect pour cette pure victime des turpitudes humaines, qui regardait, immobile et sans comprendre, les hommes armés de bâtons s’approcher de lui, une joie cruelle dans les yeux… Ils en ont fait un symbole des espèces disparues de la planète.
Le destin du dodo mérite compassion. Pour les équipages des navires de passage et les premiers colons qui s’installèrent dans les îles, il n’était qu’une nourriture commode. Les naturalistes cultivèrent l’espoir d’en peupler leurs ménageries, mais aucun animal ne survécut au voyage. “ Les oiseaux se laissent mourir de mélancolie sans vouloir boire ni manger ” note, en 1667, sur le pont d’un navire, l’abbé Barthélémy Carré. Parmi les commentateurs de l’époque, il est bien l’un des rares à s’émouvoir du sort du dodo. “ C’est un animal tout à fait stupide ” le décrit au milieu du XVIIIe siècle un baron hollandais établi à l’île Maurice. Buffon, qui fit du Jardin des Plantes le foyer de recherche et d’enseignement scientifiques que l’on sait, a des mots cruels : “ Il pourrait en fait être pris pour une tortue couverte de plumes. ” Les hommes ne laissèrent aucune chance à cet animal placide, passant son temps à manger des fruits tombés sur le sol. Tout est résumé en 1619 dans cette remarque réjouie d’un maître d’équipage hollandais : “ N’ayant jamais été chassés, ils se laissent prendre avec les mains ou bien en les assommant sans qu’ils fissent aucun effort pour s’envoler. En un jour, on en tua bien deux cents. ”
La tuerie commence dès l’apparition des premiers matelots dans les îles, au début du XVIe siècle. L’extinction définitive de l’espèce prendra moins de deux cents ans. Elle est d’abord constatée à l’île Maurice, première terre occupée de l’archipel des Mascareignes. Avant que les Hollandais ne la redécouvrent en septembre 1598, l’île Maurice avait été nommée par les Portugais “ île du Cygne ”, en référence sûrement au long cou du dodo. Les Portugais l’auraient appelé « dodo » à cause de son cri. Employés essentiellement à l’abattage des ébéniers, les Hollandais et leurs esclaves ne seront jamais plus de deux cents. Mais leurs deux tentatives d’implantation, de 1638 à 1658, puis de 1664 à 1709, furent des échecs cuisants marqués par la disette. Pour se nourrir, ils massacrèrent les tortues et les dodos.
Les Français firent de même dans l’île voisine de Bourbon à partir de 1645. En 1680, l’oiseau avait disparu de l’île Maurice. En 1750, il n’existait plus à Bourbon. Il est réputé avoir survécu jusque vers 1800 sur l’île Rodrigues, la moins peuplée de l’archipel. Cependant, si leur sort fut commun, le doute subsiste sur la parenté réelle des oiseaux de ces trois îles. Des ossements de dodo furent découverts à Maurice en 1865, mais rien de tel à la Réunion où des fouilles à l’emplacement d’un ancien marécage n’ont ramené de comparable que les os d’une espèce inconnue d’ibis.
Des milliers de dodos qui peuplaient l’archipel des Mascareignes, que reste-t-il ? Une tête et une patte séchées au British Museum. Un spécimen, mi-empaillé, mi-reconstitué en papier mâché, au Muséum d’histoire naturelle de l’île Maurice à Port-Louis. Une tête séchée conservée au musée d'histoire naturelle de l'université d'Oxford. Un squelette et un bec visibles à la galerie de paléontologie du Jardin des plantes. D'autres ossements épars dans quelques musées d'Europe. Deux portraits d'époque de l'oiseau à Prague et à Amsterdam. Et cette représentation de plâtre exposée sous cloche, comme un monument, dans une salle retirée de la Grande Galerie de l’Évolution. Elle mérite quelques secondes de silence à la mémoire des dodos inconnus dont les dépouilles lui servirent de modèles.