" L'enveloppe de Bordeaux " : prononcez ce nom devant n’importe quel philatéliste et vous verrez son regard se figer. C’est la pièce philatélique la plus rare et l’une des plus chères du monde ; elle est unique, sa valeur est estimée entre deux et trois millions d’euros ! Envoyée de Port-Louis le 4 octobre 1847, cette enveloppe renferme un courrier commercial banal : une commande de vins à un négociant bordelais. Elle est vénérée des collectionneurs parce qu’elle réunit côte à côte, intacts, deux timbres mauriciens mythiques : le Red One Penny Post Office et le Blue Two Pence Post Office. À l’état neuf, c’est-à-dire non collé sur une enveloppe, le One Penny n’existe plus qu’en deux exemplaires et le Two Pence en quatre exemplaires. Leurs valeurs respectives oscillent entre six cent mille et huit cent mille euros.
Ces timbres avaient disparu de l’île Maurice quand la Mauritius Commercial Bank (encore elle !) a décidé de réparer cette anomalie. Seize firmes réunies en consortium ont été invitées, sous son égide, à débourser dix millions de francs en 1999 pour acquérir un exemplaire de chacune des vignettes ! Telle est la valeur du symbole. Pour comprendre, il faut retourner un siècle et demi en arrière, et s’imprégner tout d’abord de l’atmosphère du XIXe siècle anglais mauricien. Temps prospère mais monotone, suintant l’ennui, voué à l’exploitation de la canne à sucre. Floués par l’histoire, les planteurs français regardent avec méfiance les travailleurs indiens affairés dans leurs champs et leurs usines. En 1847, l’ancienne île de France, rebaptisée Mauritius, est britannique depuis trente-sept ans. Les Anglais font preuve avec leurs nouveaux sujets français d’autant de souplesse que possible.
Un officier anglais ira jusqu’à décrire l’île Maurice comme “ une colonie française administrée par l’Angleterre “. Les Anglais prennent garde de n’imposer aucune contrainte linguistique et de conserver à chacun ses biens et ses prérogatives, mais cela ne suffit pas. À la grande contrariété des autorités, les communautés française et anglaise ne se réconcilient pas. A leur hauteur naturelle, les Anglais ajoutent ici la rancœur à l’égard de l’ennemi héréditaire. De leur côté, les Français n’arrivent toujours pas à croire à l’idée d’un destin irrémédiablement britannique. Se défiant de la France, le gouvernement anglais de Maurice veille à surveiller l’océan du côté de l’île Bourbon, si proche (deux cents kilomètres). Sur la côte ouest sont édifiés des postes militaires de guet et de défense, les tours Martello dont deux subsistent - restaurée, l’une d’elle se visite.
En 1847, la braise des orgueils nationaux couve donc toujours. D’où vint le projet, pour l’apaiser et tenter de tisser des liens, d’organiser un grand bal réunissant les notabilités des deux bords au palais du gouvernement de Port-Louis ? Probablement, de Lady Gomm, l’épouse du gouverneur. C’est elle, en tout cas, qui en supervisa l’organisation, fixant la date de l’évènement au 30 septembre 1847.
Soucieuse de valoriser l’inventivité britannique aux yeux des Français, et pour mettre Maurice à la page des temps modernes, Lady Gomm a l’idée d’affranchir les invitations au bal avec la trouvaille anglaise qui révolutionne les postes : l’étiquette autocollante ! Depuis 1840, la poste anglaise a adopté le principe d’un tarif unique du courrier, quelle que soit la distance à parcourir à travers le royaume. On utilise une enveloppe sur laquelle est collée une étiquette adhésive d’une valeur d’un penny. La reine Victoria lui prête son meilleur profil, le gauche, imprimé en blanc sur fond noir. Le One Penny Black, nom populaire donné aussitôt à ce premier timbre, inspire Lady Gomm. Elle imagine pour l’île Maurice des étiquettes semblables en couleurs. Le bal du gouverneur se place ainsi sous un signe explicite de changement et de nouveauté.
Il va de soi que les timbres reproduiront l’effigie de la reine. Il reste à trouver sur place un dessinateur, graveur, capable d’effectuer ce travail. Un Anglais surtout. Installé dans l’île depuis 1838, Joseph Osmond Barnard est horloger de son état, " artiste en tout genre ” selon sa propre définition. Il se propose de lui-même. Son portrait, qui figure sur le timbre mauricien de six roupies, le montre, moustachu, enjoué et volontaire, l’air de sortir d’une nouvelle de Rudyard Kipling. Impossible de trouver mieux à Maurice en 1847. Il a carte blanche pour la réalisation des deux stamps.
Son ouvrage sent bon le bricolage sous les tropiques . Il n’a pas de vrai talent, mais fait preuve d’un soin appliqué, témoignant d’un sens aigu du devoir envers sa reine. Le One Penny est rouge et le Two Pence est bleu. Au-dessus du profil de la reine, Barnard grave en lettres capitales " POSTAGE " ; en dessous, il indique le prix du timbre : " ONE PENNY " pour le premier, " TWO PENCE " pour le second. Jusque-là, tout va bien. Mais, sur le côté gauche des deux timbres, il inscrit : " POST OFFICE ". Il faut en conclure que Barnard ne possédait pas de modèle d’étiquette anglaise pour travailler. Il commet une faute énorme en gravant ce " POST OFFICE " au lieu de la mention correcte : " POST PAID " (envoi payé).
Les tirages suivants corrigeront l’erreur, mais plusieurs centaines de timbres portant ce libellé d’exception sont dispersés, collés sur les invitations au bal et sur des courriers qui s’en vont jusqu’en Angleterre et en France. C’est cette erreur et leur histoire singulière, une des plus réussies de la philatélie, qui font aujourd’hui la valeur incroyable de ces deux timbres. Car l’histoire n’est pas terminée.
Elle reprend dix-sept ans plus tard, quai des Chartrons, à Bordeaux. Ce jour-là, des gamins farfouillent dans un tas de vieux papiers amassés par un chiffonnier. Ils s’arrêtent sur deux enveloppes portant deux timbres rouges, qui se détachent du fouillis. Glanant quelques sous, les gamins les apportent à une mercière qui fournit la clientèle des premiers collectionneurs de timbres de Bordeaux.
L’anomalie du " POST OFFICE " est aussitôt repérée. La chasse commence… Les prix s’envolent. Les journaux s’emparent de l’affaire, ils parlent du bal de 1847. Lisant l’un d’eux à la fin du siècle, une veuve se prend à rêver. Son mari, Adolphe, était ingénieur. En 1847, il était en mission à l’île Maurice, il lui écrivait tous les jours. La liasse des lettres d’amour d’Adolphe lui procure une dernière émotion à la vue de… deux " POST OFFICE " collés sur des enveloppes !
Le fils d’un négociant en vins bordelais connaîtra un étourdissement semblable en 1902. Il avait découvert l’histoire, lui aussi, dans un article de presse consacré aux deux timbres. Saisi d’un pressentiment, il plongea dans les archives commerciales de son père, décédé depuis peu. Il éplucha les vieux courriers accumulés, pris d’une passion soudaine pour le commerce des vins. Le négoce avec Maurice était florissant, de nombreuses enveloppes étaient affranchies de timbres mauriciens. Sur l’une d’elles, le tampon postal déborde sur deux timbres, un rouge et un bleu, et sur chacun, il est inscrit... : " POST OFFICE ". L’adolescent reprend l’article, il en a le souffle coupé. Il tient en main « L’Enveloppe de Bordeaux », postée à Port-Louis le 4 octobre 1847 - quatre jours après le bal - arrivée à Bordeaux le 28 décembre via Plymouth et Paris. De nos jours, c’est le seul document où se côtoient comme des frères enfin réunis les deux timbres erronés.
Il reste aussi trois enveloppes de l’invitation au bal du gouverneur, affranchies du One Penny Post Office, d’une valeur unitaire de plus d’un million d’euros. Parmi les timbres neufs, le second One Penny appartient à une collection privée suisse. La famille royale britannique, la British Library et le Musée postal d’Amsterdam possèdent chacun un Two Pence. On ne s’étonne pas que le One Penny et le Two Pence ayant réintégré leur île d’origine figurent (sous forme de répliques) en bonne place au Blue Penny Museum, le musée de la Mauritius Commercial bank. L’histoire ne dit pas si le bal de Lady Gomm contribua à réchauffer les relations entre Français et Anglais. Mais les premiers finirent par ranger leur morgue et trouver leur place dans le modèle anglais. Présentés de nos jours comme un patrimoine de l’île Maurice, ces deux timbres sont surtout les symboles de cette conversion forcée.
• Selon une autre version de l'histoire, Barnard ne se serait pas trompé : la mention “ Post Office ” figurait bien sur les tout premiers timbres anglais. C'est la croyance en l'erreur qui aurait déclenché la formidable spéculation sur leurs versions mauriciennes.