Une des premières images que gravent les îles Quirimbas dans l’esprit du voyageur, c'est cet horizon brun constellé de flaques de mer, de palétuviers mis à nu et de bateaux échoués, que dégage chaque jour la marée. La mer s’est comme évanouie. Sur l'île d’Ibo, dès l’aube, une petite foule se disperse, arpente et se penche sur le fond marin révélé au jour. Des échassiers vont et viennent de leur côté en picorant. C’est pour tous l’heure de la pêche aux coquillages. D’une sorte de bulot en particulier que ramasse Tiago, un jeune de Ibo, en mimant le geste d’en extraire le mollusque pour le manger.
Sur le rivage, le soleil frappe les murs au blanc écaillé du vieux fort portugais en forme d’étoile St. Joào Baptista. Cet ouvrage, qui fut la défense principale de l’île au temps de la colonie portugaise, abrite aujourd’hui des artisans joailliers qui fabriquent et vendent leurs bijoux traditionnels, ainsi qu’un petit musée racontant l’histoire d’Ibo et de ses habitants. Une histoire qui remonte loin...
A l'extrême nord du Mozambique, les Quirimbas plongent leur racines dans la culture swahilie, ce creuset africain ayant fusionné des apports arabe, perse, indien, dont l’aire s'écoule le long de la côte orientale de l’Afrique, témoignant d'échanges millénaires. Leurs eaux aux couleurs de pierres précieuses virent arriver, en bons derniers, les premiers Européens qui s’aventurèrent sur la route des Indes et de la Chine au temps des Découvertes.
Il y a encore peu de visiteurs étrangers sur Ibo, la plus grande des îles Quirimbas et la mieux située pour y implanter ce qui fut jusqu’au début du XXe siècle la " capitale " de toute la province de Cabo Delgado, septentrionale du Mozambique. Tellement peu nombreux sont les touristes qu’ils ne dérangent en rien les habitudes de Ibo, dont les habitants ne les remarquent guère. Le tourisme n’en est qu’à ses balbutiements sur l’archipel et les hébergements aménagés dans d’anciennes maisons coloniales portugaises se comptent sur les doigts d’une seule main. Tout comme les guides qui, comme Tiago, sont agréés par le parc naturel national des Quirimbas.
Trois rues principales, au sol sablonneux, complétées d'un petit dédale de ruelles transversales, composent l’ancien bourg colonial portugais. Il est entouré comme par un faubourg par le village mwani (la langue parlée aux Quirimbas), aux maisons construites en pierres de corail insérées dans une armature de bois. Les quatre mille âmes peuplant l’île vivent ici. Passé les dernières cultures vivrières jouxtant les maisons, place à la nature : deux chemins côtiers encadrent une brousse insulaire déserte, bordée à marée haute par les feuillages de la mangrove dépassant d'une eau scintillante...
La rue principale mène à une grande place à la végétation assoiffée. Autour s’alignent les bâtiments de l’ancienne administration coloniale en partie à l’abandon et se dresse une vieille église blanche qui n’ouvre plus que pour ses offices, vu le peu de fidèles qui lui restent sur cette île musulmane. L'église Sao Luis Gonzaga est à l’image du bourg colonial que les Portugais ont fui au lendemain de l’indépendance du Mozambique en 1975 et qui somnole depuis dans sa torpeur.
De la pointe de l’embarcadère, d’où partent les dhows (boutres) desservant le continent et les autres îles habitées de l’archipel, la longue courbe d’une promenade de bord de mer dévoile ce qui furent les plus belles villas locales, la plupart closes et défraîchies. Transformées en hôtel, trois d’entre elles, d’une blancheur immaculée, donnent une idée de ce que devaient être Ibo sous le règne des familles afro-portugaises qui furent ses maîtres. En continuant ce chemin, on atteint le fort St Joào Baptista, l’édifice le plus historique de l'île, datant de 1791, typique de l’architecture militaire coloniale portugaise placée sous l'étendard de la foi catholique.
Le premier jour, freiné par une sorte de respect étonné, on progresse à pas lents dans ce cadre étrange. Le lieu semble avoir été oublié par le temps. Des baobabs, de vieux filaos au tronc noueux, montent la garde dans des rues vides. Ici et là, des maisons tombent en ruine. Des toits, des murs, des clôtures sont écroulés. Cette atmosphère de monde disparu dépayse au possible. Mais c’est aussi qu’on regarde mal. Le bourg colonial est moins abandonné qu’il y paraît. Un certain nombre de bâtiments abritent des bureaux administratifs. Une maternité démunie assure des consultations. Il y a aussi une école et un collège dont on croise les élèves en tenue bicolore. Des maisons aux peintures effacées ont leurs portes fermées par des chaînes cadenassées, signe qu’elles ont encore un propriétaire. Quelques-unes sont en cours de restauration. Au coin de deux rues, un restaurant propose les poissons pêchés du matin.
Il faut aussi pousser la porte vermoulue d’une boutique de souvenirs vieillots, qui se repère à sa façade de coquillages. Pénétrer dans les ateliers de joailliers pour les regarder tisser avec minutie des bijoux de fils d’argent. Grimper les marches d’un fortin où l’association des producteurs de café d’Ibo vente la qualité d'un café de couleur très claire, vendu en grain ou en poudre. « Il est torréfié lentement au feu de bois » explique un producteur, fier d’annoncer que « des Portugais reviennent chaque année à Ibo pour en acheter plusieurs dizaines de kilos ».
Le village mwani prolonge et enveloppe l’ancien quartier colonial. L’essentiel de l’activité provient de ce village qui vit de la pêche et des cultures vivrières. Une piste d’atterrissage est taillée dans la brousse. Elle sert toujours aux liaisons aériennes par avion léger ou hélicoptère avec Pemba, la principale ville du nord du Mozambique.
Le portugais est encore parlé sur l’île, mais il n’y a plus de lusitaniens de souche pour raconter l’époque où toutes ces maisons coloniales étaient peintes et vivaient. L’époque où Iris Maria, une native d’Ibo, fit la fierté de la communauté portugaise en décrochant la couronne de Miss Portugal 1972 ! Mais il reste Joào Baptista, qui conserve pieusement la mémoire de l’île, sans en occulter les pages sombres. Bon pied bon œil, large sourire, cet homme de 88 ans, ancien cadre dans l’administration, tient salon sur sa véranda, accueillant chaleureusement les visiteurs qui souhaitent s’entretenir avec lui. Sa maison est comme une étape sur le chemin du fort. En guise de conversation, avec les non-lusophones, Joào Baptista commente les pages d’une brochure photocopiée résumant l’histoire d’Ibo, rédigée en portugais et en anglais, à laquelle il a largement contribué.
Ibo s’inscrit dans l’histoire comme l’un des marchés d’esclaves de la côte orientale de l’Afrique. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’île devint le premier fournisseur du “ bois d’ébène “, nom pudique donnée à la marchandise des esclaves, destiné aux îles de France (Maurice) et de Bourbon (La Réunion). Les armateurs “ négriers ” français préféraient s’approvisionner à Ibo où l’autorité portugaise était plus conciliante et moins tatillonne qu’à l’île de Mozambique, siège du gouvernement colonial. Pour les seules années 1770 à 1775, sept à huit mille hommes et femmes auraient été déportés depuis Ibo vers les Mascareignes, devenant l’une des principales souches du peuplement de la Réunion. C’est par dizaines de milliers qu’il faut évaluer le nombre d’esclaves qui, durant plusieurs siècles, ont foulé le sol de Ibo sous la férule des Portugais qui les enfermaient à l’intérieur du fort avant leur vente. Ce commerce, où les Africains eux-mêmes jouaient un rôle, avait débuté, rappelle le vieil homme, de façon sporadique, bien avant l’arrivée des Portugais…
Dès le VIIe siècle, les boutres des marchands navigateurs des Mille et Une Nuits fréquentent les îles Quirimbas, idéalement placées sur leur chemin dans leurs périples le long des côtes d’Afrique. Ils ramènent vers l’Arabie quantités de marchandises, de l’or, de l’ivoire, de l’ambre, des carapaces de tortues, des esclaves… En 1498, ayant appareillé de l’île de Mozambique, Vasco de Gama relâche à son tour quelques jours plus tard aux îles Quirimbas. En 1590, sept des neuf îles de l’archipel sont passées sous le contrôle portugais.
Dans le contexte des rivalités européennes, les Quirimbas susciteront la convoitise des Hollandais. Pour faciliter leurs affaires, des traitants des Mascareignes poussent la France à s’en emparer. La défense de l’île sera renforcée par la construction d'un nouveau fort et de deux fortins. La vente d’esclaves perdurera bien après l'abolition officielle de l’esclavage (1848 dans les colonies françaises, 1869 dans les colonies portugaises...). Le trafic finit par se réduire, mais on lui substitue un statut “ d’engagés volontaires ”, guère plus enviable, pour sauver les apparences.
En 1891, l’île d’Ibo devient le siège d’une des trois grandes compagnies commerciales - la compagnie commerciale du Niassa - constituées pour exploiter les richesses naturelles du Mozambique pour le compte de l’état colonial. Elles se partagent le territoire mozambicain et mettent le pays en coupe réglée, moyennant une redevance annuelle. Elles conduiront des milliers d’habitants à fuir vers le Tanganyika allemand voisin (la future Tanzanie), d’où naîtront les premières velléités d’émancipation.
Le déclin d’Ibo s’amorce avec la création en 1902 de Porto Amelia, rebaptisé Pemba après l’indépendance. L’administration portugaise se déplace sur le continent. Sans valeur stratégique, Ibo reste relativement épargnée par les conflits, la guerre d'indépendance jusqu’en 1975, puis la guerre civile qui lui succède jusqu'en 1992. Les Portugais partis, le bourg colonial périclite, sombre dans l’isolement et l’indifférence. Jusqu’à nos jours où, voyant dans le tourisme un nouvel « espoir pour la population », Joào Baptista résume sa pensée par ses mots : « Notre passé appartient à l’histoire. Notre présent, à la mémoire. C’est le futur qui nous intéresse. Qu’il soit le temps d’un nouveau rayonnement ! »
Porte d’accès à l’archipel, Ibo est le point de départ d'excursions vers les autres îles. Quirimba, Quilalea, Matemo, Quisiva, Rolas, Mogundula, Medjumbe, Vamizi... Trente et une au total, plates, semées le long de la côte Nord du Mozambique comme les pièces d’un puzzle. L’archipel est peuplé d'environ 50 000 habitants. Les onze îles les plus au sud composent, avec les districts du continent qui leur font face, le parc national des Quirimbas fondé en 2002.
L’île plus proche d’Ibo est Quirimba qu’on atteint en deux heures au terme d’une marche à marée basse à travers la mangrove, suivie d’une courte traversée en barque à moteur. La marche débute sur ce fond brun et poudreux que dégagent les marées basses. Un sentier s’enfonce sous les palétuviers où l’on s’écarte pour laisser le passage à des femmes en file indienne, des fagots de branchages sur la tête. Les habitants se pourvoient en bois pour leurs usages domestiques dans cette forêt.
Plus loin, le terrain devient spongieux, on patauge dans des fonds de lagune où brillent au soleil un corail “ en sommeil ” en attendant la marée. Chemin des Portugais, chemin des Arabes : deux itinéraires distincts aux noms symboliques traversent la mangrove. Ils aboutissent à la même étendue de sable, ouverte au vent du large, où attend chaque jour à la même heure la barque desservant Quirimba.
Longue plage de sable beige, grand village traditionnel étalé de part et d’autre d’une large allée centrale, baobabs majestueux dominant les habitations... Sur la plage, la mer dépose régulièrement, parmi les coquillages, des tessons de porcelaines. Ce sont les derniers symboles, recrachés par la mer, du rêve brisé des conquistadores. Bon nombre de ces éclats proviennent en effet des fameuses porcelaines Ming blanc et bleu, que les Portugais ramenèrent de Chine vers l’Europe par dizaines de milliers. Vaisselles brisées au cours des traversées, jetées par dessus bord aux escales du Mozambique sur le chemin de Lisbonne ? La mer rejette inlassablement depuis des siècles ces débris surgis du passé, comme s’ils étaient inépuisables. Ces tessons sont l'indice infaillible du passage des conquistadores portugais.