Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Des Anglaises sous les tropiques

La MG Midget vermillon ? « Mon fils voulait une moto pour ses 18 ans. Je trouvais que c’était trop dangereux. Je lui ai offert cette MG qu’on a retapée ensemble. »

L’après-midi touche à sa fin à Curepipe, ville du centre de l’île Maurice. Dans les encombrements frénétiques et bruyants de la circulation, la rutilante MGTC de 1948 de France Ganachaud trace son chemin avec prudence et souplesse. « Elle est unique à Maurice » dit, de son bijou automobile, France Ganachaud, prenant soin à ce qu’aucune carrosserie n’approche trop près des ailes du cabriolet qui brille de tous ses chromes. La décapotable fait sensation dans le flot automobile, où même les berlines de luxe paraissent ordinaires en comparaison. D’une épave rongée par la rouille, ce collectionneur passionné, loueur de voitures de profession, a fait une beauté, redonnant son éclat d’origine à l’un des modèles mythiques de la célèbre marque britannique MG. La restauration a demandé cinq ans. Carrosserie vert sombre, intérieur crème, tableau de bord en noyer, volant assorti au siège, rétroviseurs rectangulaires, phares ronds, calandres, jantes à rayons… La voiture a l’air neuve. « Je l’ai juste allongée un peu pour qu’on puisse monter à quatre »  précise France Ganachaud, fier à juste titre de son œuvre. 

Parcours du combattant de tout collectionneur d’automobiles anciennes, dénicher les bonnes pièces à des prix abordables ne fut pas une mince affaire pour reconstituer le véhicule à la perfection. Si les Britanniques, très attachés à leur passé automobile, ont mis en place des réseaux permettant de se procurer à peu près toutes les pièces des anciens modèles, il faut néanmoins chercher et parfois très loin de l’Albion. France Ganachaud cite l’exemple des supports de rétroviseurs. «  En Angleterre, on les trouve à 10 000 roupies pièce (250 euros) ! Grâce à Internet, j’ai pu récupérer en Australie des répliques fabriquées en Inde pour dix fois moins cher. Je les ai faits chromer à Maurice.  » 

De retour à son domicile, il range la MGTC entre un superbe coupé sport MGA rouge de 1961 et une vénérable Citroën Trèfle jaune de 1923. France Ganachaud possède aussi une berline Dodge de 1924 (la voiture préférée des gangsters de Chicago avec marchepieds extérieurs), ainsi qu’une Coccinelle VW de 1968. Toutes ses voitures ont l’air de sortir de l’usine.

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Rescapées du passé britannique de Maurice, les «  vieilles anglaises  » n’ont rien perdu de leur éclat et de leur charme sous le soleil des tropiques. Au contraire. Mais, trente-huit ans après l’indépendance, elles finissent de disparaître, noyées dans le parc automobile mauricien en pleine croissance. Dans la circulation chaotique, nerveuse, voire agressive, qui caractérise les routes mauriciennes actuelles, il n’y a plus vraiment place pour elles et leur vitesse modérée… Ils sont une trentaine de collectionneurs qui tentent néanmoins de maintenir vivant ce patrimoine automobile, ne ménageant ni leur temps, ni leurs économies. Au fond d’un garage ou d’une cour, dès qu’ils aperçoivent la carcasse d’un vieux modèle, ils s’efforcent de le sauver. 

Il arrive aussi qu’on croise sur les routes mauriciennes quelques rescapées de la génération historique des Morris Minor 1000. La “ Minor ” fut la première automobile de nombre de Mauriciens, la plus populaire des voitures anglaises. Fareed Sada, 30 ans, mécanicien garagiste, n’est pas collectionneur mais possède une Morris 1000 «  beef  » de couleur verte (l’insigne d’un bœuf figure sur la calandre) à laquelle il est profondément attaché. « C’était la voiture de mon grand-père, confie-t-il. J’ai récupéré trois épaves de Minor pour la retaper. J’ai importé les pièces du moteur qui manquaient, ainsi que la sellerie et les chromes. Sinon tout est d’origine. Je m’en sers tous les week-ends, en roulant doucement. C’est que j’ai les freins d’époque  ! »

La quête des passionnés de vieilles voitures commence par la découverte des épaves. Il leur faut ouvrir l’œil et le bon. « Je circule lentement dans les villages. Je fais attention, je regarde dans les arrière-cours. Pour moi, ce sont des occasions de promenades » témoigne Cyril Perrier, 60 ans, cadre dirigeant d’une grande banque. A son domicile, au bord de la baie de Tamarins, il a fait construire des box pour ranger les quatorze voitures anciennes qu’il conserve, plus ou moins retapées  ! 

Cyril Perrier est connu en particulier pour une Triumph TR3 de 1959, préservée dans sa couleur d’origine vert sombre. Elle fut son premier coup de cœur. « Je l’ai achetée à 22 ans à un militaire anglais au terme d’une négociation difficile » se souvient-il. Cyril Perrier entretient aussi quatre Land Rover, dont deux datant de 1950 et 1954. « Mon père était le commissaire adjoint de la police de Maurice. Il a fait venir les premières Land Rover dans l’île. Je les ai rachetées quand la police s’en est débarrassée. Avec elles, je peux rouler sur les plages. C’est cela aussi le fun  du collectionneur !  »

Longtemps ignoré, confiné aux cercles privés, ce travail de sauvegarde a fini par éveiller l’intérêt des autorités mauriciennes. Le 18 juin 2006 s’est déroulé entre les agglomérations de Rose Hill et de Grand Baie le premier rallye de voitures anciennes de Maurice sous le patronage du ministère du Tourisme. Les attractions de ce genre étaient inconnue jusqu’alors dans l’île. 

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Il n’en reste pas moins que, faute de musée, la seule collection visible par le public reste aujourd’hui celle de Robert Gordon-Gentil. Elle est située à Pamplemousses, à la table d’hôte Chez Tante Athalie. Une dizaine de véhicules sont exposés, devant la terrasse du restaurant, sur la pelouse de l’élégant jardin de la propriété. Une Triumph TR3 jaune pâle est même rangée à côté des tables. « Toutes ces voitures roulent » tient à signaler Robert Gordon-Gentil  - car, en plus, chez tante Athalie on peut discuter avec le collectionneur ! Chaque voiture possède une histoire. Blanche, à l’intérieur rouge, la Woseley 15/50 (1 500 cc et 50 chevaux) était la voiture familiale des Gordon-Gentil. « Avec elle, j’ai appris à conduire et fait mes 400 coups ! J’avais dit à mon père que je voulais la garder pour m’en occuper, et je l’ai fait. » À côté, une belle Singer Gazelle, mélange rococo de formes arrondies et élancées, datant de 1960 : « Je l’ai achetée sur un coup de cœur pour la sauver. » Puis une Vauxhall Velox : « Elle vient de Mahébourg, C’était la voiture d’un ami. J’ai racheté sa voiture comme collectionneur et par fidélité au personnage. » La MG Midget vermillon ? « Mon fils voulait une moto pour ses 18 ans. Je trouvais que c’était trop dangereux. Je lui ai offert cette MG qu’on a retapée ensemble. »

A l’écart sont disposées côte à côte d’autres voitures à l’état d’épaves. Une Morris Oxford de 1956  (l’Ambassador indienne, toujours en service en Inde). Un camion Bedford de 1949. Le fantôme décoloré, rouillé, aux vitres à demi baissées, d’une Jaguar Mark V de 1948, noble jusque dans la déchéance. « Cette Jaguar appartenait à un peintre qui m’avait demandé de la restaurer, puis qui l’a abandonnée. Je l’ai assemblée pour qu’elle fasse quand même figure de voiture, mais tout est à refaire. » Robert Gordon-Gentil garde encore plus précieusement, à son domicile cette fois, pareillement assemblée, un autre spectre : une Traction 11 Citroën ! Une voiture anglaise elle aussi, car « cette version de la Traction, avec le volant à gauche, était fabriquée en Angleterre ».

Pour réussir son œuvre de restauration, Robert Gordon-Gentil a, comme d’autres collectionneurs, recours à l’un des rares hommes de l’art capables, à Maurice, de redonner vie aux « vieilles anglaises ». Mécanicien garagiste spécialisé dans la restauration de voitures, Nanda Anawotee a son atelier dans la cour de sa maison, dans une rue étroite de Quatre-Bornes. Dans cette cour, une Sprite et une Triumph en cours de traitement sont alignées comme deux patientes dans une chambre d’hôpital. « Je fais de la restauration depuis 15 ans par amour pour les vieux modèles, pour qu’ils restent en vie, dit-il. Je fais tout : mécanique et tôlerie. Le seul problème, c’est de trouver les pièces. Celles que je ne trouve pas, je les fais refaire par des artisans locaux. » 

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Garée dans la rue, la voiture personnelle de Nanda Anawotee est une Woseley pie qu’il a remise quasiment à neuf. Il la démarre au quart de tour. Il garde aussi dans un coin, sous des bâches, deux épaves de Morris Minor. En les apercevant, un chauffeur de taxi, qui s’est approché, éprouve un accès de nostalgie  : « C’est la première voiture que j’ai conduite… » Premchand Gopy a 75 ans aujourd’hui et sa longue expérience de taxi résume cinquante ans d’histoire automobile mauricienne. « J’ai commencé en 1953, à 21 ans, avec la Minor. Après cinq ou six ans, j’ai acheté une Vauxhall 14. Je l’ai gardée deux ans avant de prendre une Woseley. Mais après je suis passé aux Japonaises qui revenaient moins chères. La Minor, c’était la voiture de mon père : dès 10 ans, je savais la conduire, c’était moi qui la nettoyais, et mon père me laissait la sortir et la rentrer dans le garage. »

« Les Minor, c’était du solide  ». C’est aussi l’avis d’Alain Perdreau, au volant d’une des deux dernières Morris Minor décapotable à quatre places conservées dans l’île. La voiture date de 1961.  Sur la route, Alain Perdreau n’arrête pas de se faire doubler. « Ces voitures ont quand même plus de caractère que celles de maintenant qui se ressemblent toutes » commente-t-il. Outre la Minor, Alain Perdreau témoigne d’un faible pour les sportives anglaises et bichonne une MG Roadster de 1969 à embrayage automatique. Une rareté. 

Autre inconditionnel des British classics, Jean Mée Etienne ne le contredira pas. Ce directeur de la maintenance de la sucrerie Mon Désert est un bricoleur dans l’âme. Il réunit patiemment dans son garage les éléments lui permettant de recomposer une Triumph TR4. Débuté il y a cinq ans, le travail est à présent bien avancé, juge-t-il, satisfait du résultat. « C’était une épave, décrit-il en ouvrant le capot. Elle est restée huit mois chez le carrossier. Il n’y avait plus rien à l’intérieur, ni tableau de bord, ni sellerie, et le moteur était mort. J’ai acheté toutes les pièces d’occasion en Angleterre. J’ai refait moi-même le tableau de bord, il est en teck puisqu’il n’y a pas de bois de rose ici. N’ayant pas trouvé de moteur de TR4, j’en ai mis un de TR6. » Sa voiture personnelle est une MG GT bleue de 1972, rachetée il y a dix ans chez un garagiste. «  La première qualité du collectionneur, c’est la volonté d’aller jusqu’au bout  » affirme Jean Mée Etienne.

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Cet hommage aux British classics se devait de célébrer une reine, et ce sera la reine d’Angleterre en personne  ! À l’entrée de l’allée ombragée d’un domaine privé apparaît une Daimler DS 420, longue, noire, brillante, silencieuse et énigmatique. Cette limousine est historique. Voiture officielle du dernier gouverneur de Maurice, elle transporta la reine Elisabeth lors de son voyage à Maurice en 1970 ! À son volant aujourd’hui, Viju Gowreesunkur, homme d’affaires et collectionneur de voitures « dans le sang », rayonne de bonheur. « Il reste trois Daimler comme celle-ci à Maurice, dit-il. Elle avait été achetée par un courtier de commerce quand le gouvernement l’a mise en vente. Pour l’avoir, je lui en ai offert cinq fois le prix ! Un coup de foudre ! Je roule avec presque tous les jours. » 

Bientôt la Daimler s’éloigne. Quand elle a disparu de l’allée, le gardien de la propriété se détend et sort de son mutisme. Il enlève sa casquette et passe une main dans ses cheveux. « De toute ma vie, je n’ai jamais vu une voiture aussi belle… » laisse-t-il échapper dans un murmure.

 

 

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