Chaque jour, vers 17 heures, Luciane Suzette s’assied, en baie Laraie, sur une des chaises qu’utilisent les rangers du parc marin de Curieuse pour observer l’étendue marine qui leur fait face : la portion de mer séparant Curieuse de Praslin. Luciane attend ses deux filles, Marie-Diana et Fania, scolarisées à Praslin. Elles prennent le bus jusqu’à la côte d’Or où un ranger les ramène en canot à moteur jusqu’à Curieuse. Suzette est sur cette plage chaque matin pour les voir partir et chaque après-midi pour les accueillir. “ J’ai peur de la mer, je ne suis tranquille que lorsque je les voie arriver ” avoue cette femme, pourtant originaire de l’île de Coëtquivy et qui a vécu dans plusieurs îles des Seychelles avant d’atterrir à Curieuse où elle s’occupe du ménage et de la cuisine pour le compte de l’équipe du parc marin. Luciane Suzette, son compagnon Anthony Alphonse et leurs enfants constituent l’unique famille domiciliée à Curieuse. Leur maison est située sur la côte sud, après l’anse Saint-José. “ Je suis ici depuis vingt-deux ans ” déclare Anthony, le plus ancien habitant de l’île, ranger de l’équipe.
La plage de la baie Laraie est encadrée de ces formations de granit rose et noir qui font la réputation des îles Seychelles. A Curieuse, le granit a un teint rose très prononcé qui vaut à l’île son surnom d’ " île rouge “. Derrière cette plage se dresse la maison des rangers et s’étend la clairière d’herbe où broute une vingtaine des deux cent cinquante tortues géantes (Dipsochelys elephantina) acheminées d’Aldabra entre 1978 et 1982. Habituées aux humains et choyées, ces tortues se laissent - sous l’œil néanmoins vigilant d’un ranger - caresser le cou par les touristes autorisés à visiter l’île pendant la journée. Leur peau a le toucher d’un vieux cuir fripé. Leurs regards sont doux et patients. Elles sont d’un vert gris un peu plus foncé que l’herbe. Durant les heures les plus chaudes, elles reposent à l’ombre ou dans une petite mare d’eau boueuse. Puis la tonte de l’herbe reprend, inexorable et méthodique. “ Nous n’avons jamais coupé l’herbe nous-mêmes, commente Alain Cedras, responsable de l’équipe des rangers de Curieuse. Ce sont des mâles surtout qui viennent près de la maison. Les femelles sont plus réservées, elles restent dans les fourrés. ”
Curieuse est l’un des six parcs marins des Seychelles gérés par la Marine Park Authority, structure créée pour protéger les sites naturels les plus sensibles des Seychelles. A moins de deux kilomètres de la côte nord de Praslin, l’île s’étend sur trois cents hectares. Arquée autour de la baie Laraie, elle élève ses collines à cent soixante-douze mètres de hauteur. Elle fut baptisée par un lieutenant de Marion Dufresne, commandant de l’escadre qui venait de prendre possession de Praslin en 1768, dont le bateau s’appelait La Curieuse. L’accès de l’île n’est autorisé que dans la journée, et c’est un privilège de passer quelques nuits sur Curieuse, de partager le quotidien de ce petit monde insulaire composé des douze rangers, de la famille de Luciane et d’Anthony et des tortues géantes.
Les rangers sont tous de Praslin. A l’exception d’Alain Cedras et d’Anthony Alphonse, qui demeurent en permanence sur place, ils viennent le matin et repartent le soir. Ils se relaient néanmoins pour assurer une présence nocturne en baie Laraie. Ce qui permet d’avoir, avec Suzette et d’Anthony, deux points habités. En revanche, la côte au vent, où pondent la majorité des tortues caret et où se concentre le plus grand nombre des coco-de mer de Curieuse, reste sans surveillance pendant la nuit.
Car Curieuse a besoin d’être protégée. La compétence des rangers couvre un périmètre marin s’étendant jusqu’à l’îlet Coco où une équipe reste postée dans la journée. “ Nos missions sont nombreuses. Elles incluent la surveillance, mais également l’entretien de l’île et le suivi des populations de tortues, leurs comptage et étiquetage. Nous sommes mobilisés aussi par les projets d’ouverture touristique de l’île ” déclare Alain Cedras. Le tourisme est en train d’évoluer aux Seychelles et Curieuse ne fait pas exception. L’île est visitée en moyenne par une quinzaine de milliers de touristes par an. Diverses actions sont en cours pour développer cette fréquentation. La nouveauté la plus significative tient à l’aménagement de deux bungalows qui pourront accueillir des visiteurs pendant la nuit. Un seul chemin est pour l’instant ouvert au public : celui de la mangrove qui fait le tour de la baie Laraie pour rejoindre l’anse Saint-José et la Doctor’s House, la maison du docteur qui s’occupait autrefois de la léproserie de Curieuse, une belle bâtisse de deux étages à double galerie, entièrement restaurée, entourée d’un jardin. Un second chemin est en cours de dégagement. Il donnera accès à l’anse Badamier et aux plantations de coco-de-mer de la côte nord. Dix mille coco-de-mer ont été plantés à Curieuse pour assurer l’avenir de l’ancêtre des cocotiers. Au-delà, on réfléchit à un cheminement qui permettrait de faire le tour de l’île.
Curieuse va s’ouvrir davantage au tourisme. Ne plus être considérée comme une simple dépendance de Praslin, une étape des croisiéristes en voiliers qui jettent l’ancre tous les soirs en baie Laraie, une excursion rapide des vacanciers de Praslin. Aussi petite soit-elle, elle est la cinquième en surface du groupe des îles granitiques des Seychelles. On y trouve les ingrédients qui font le charme de la nature seychelloise : sable blanc, végétation foisonnante, sculptures naturelles granitiques. Seul bémol : des incendies à répétition ont dénudée les hauteurs de l’île, comme à Praslin. On apprécie en plus à Curieuse l’originalité d’une mangrove qu’une allée sur pilotis permet de traverser et d’observer avec un rare bonheur.
“ Chez nous la publicité n’est pas mensongère. Nous devons conserver cette crédibilité. Mais nous devons aussi regarder comment les choses peuvent évoluer ” déclare Maurice Loustau-Lalanne, secrétaire principal du ministère de l’Environnement. Comment concilier tourisme et protection de la nature ? Telle est la problématique des Seychelles en général et celle, en particulier, de Curieuse. L’île abrite plusieurs curiosités de la nature. Il faut lire les journaux de bord des navigateurs des XVIIe et XVIIIe siècles, s’extasiant devant l’abondance des tortues géantes, pour comprendre le calvaire de ces animaux qui fournissaient à l’époque une nourriture commode. Dès le milieu du XVIIIe siècle, on parlait de créer des réserves tant la population des tortues s’était réduite. Elles avaient pratiquement disparu en 1830. Certaines d’entre elles s’en souviennent peut-être encore… La plus vieille tortue des Seychelles, Esmeralda, est réputé avoir deux cents ans ! Lorsqu’il prit possession de Praslin en 1768, Marion Dufresne en ramena cinq à l’île de France (Maurice). La dernière périt lors d’une chute accidentelle en 1918 ! Embaumée, elle fut offerte au British Museum.
L’atoll d’Aldabra est le dernier refuge des tortues géantes. Elles s’y entassent aujourd’hui à cent cinquante mille ! “ Les tortues ont été introduites à Curieuse dans le cadre d’un programme dont but est de réduire la population d’Aldabra où la nourriture manque, explique Alain Cedras. Nous en avons maintenant plus de deux cent cinquante. Nous essayons de les compter à l’aide d’un système électronique. Des puces sont fixées à leurs carapaces. ” Le nombre des tortues géantes de Curieuse reste toutefois sujet à caution. Il y a quelques années, un comptage n’en avait dénombré que cent cinquante... Une nurserie, faite d’une série de bacs de béton, est censée abriter les bébés tortues recueillis par les rangers à l’éclosion des œufs pour les protéger de leurs prédateurs, crabes et rats, et des voleurs. Une petite tortue mesure à la naissance cinq à six centimètres et pèse quarante-cinq grammes, il est facile de la voler. Les tortues grandissent en nurserie jusqu’à l’âge de cinq ans, avant d’être relâchées dans la nature.
Un tortue géante pond jusqu’à vingt œufs. L’incubation dure en moyenne cent vingt jours. A la naissance, sa carapace est toute molle. Peu parviennent à survivre. Ce sont les jours de pluie que soudain le sable s’agite et que les petites tortues pointent leurs museaux. Un lieu de ponte se trouve à l’arrière de la clairière des rangers. Ces animaux atteignent leur maturité à vingt ans. Ils peuvent peser jusqu’à trois cents kilos. Mais la nurserie n’est plus utilisée actuellement : tombée, sa grille de protection n’a pas été remplacée. Plusieurs éclosions n’ont donc donné lieu à aucune collecte de bébés tortues. Un nouveau comptage s’avère nécessaire.
Pour autant, ce ne sont pas les tortues d’Aldabra qui causent le plus de souci à Curieuse. Bien plus menacées sont les tortues imbriquées ou caret, traquées pour leur carapace. L’espèce est considérée en “ danger critique ”. Elle fait l’objet d’un suivi de la dernière chance. Peu fécondes, les tortues caret ne pondent qu’après trente ans d’existence : quatre œufs maximum par ponte. Ce fut une grande satisfaction, fin 2003, d’avoir comptabilisé 52 tortues venues pondre à Curieuse au cours de l’année. Elles étaient 43 l’année précédente. On en est là. La patrouille à l’anse Badamier fait partie du quotidien des rangers de Curieuse pour repérer des traces du passage des tortues dans le sable et, si possible, en cas de rencontre, les étiqueter. L’eau est nerveuse sur ce rivage venté. A la menace des prédateurs et des braconniers nocturnes s’ajoute ici celle de l’érosion de la plage. Au besoin, les rangers n’hésitent pas à aider les tortues à remonter sur le sable. C’est sur ce flanc, le plus fragile de Curieuse, que les touristes pourront bientôt accéder. Ils y verront aussi de jeunes coco-de-mer qui produisent trois cents noix par an, commercialisées au local des rangers.
Décidément marquée par les tortues, Curieuse fut le siège en 1910 d’une tentative d’élevage de tortues de mer, pour la viande et les écailles, en baie Laraie. La longue digue de pierres traversant le fond de l’anse en fermait le bassin. Les tortues refusant de se reproduire, l’élevage échoua et fut abandonné en 1914. Ce trait de pierre permet de traverser l’anse sans avoir à faire le tour par la mangrove pour accéder à la partie sud de l’île.
En comparaison, la mangrove paraît un peu triste aux touristes pressés. A tort. Les deux longues allées de planches sur pilotis, financées par les Pays-bas, n’ont pas pour seule utilité d’enjamber cette mangrove. Mais aussi d’ observer la nature. On s’assied, jambes pendantes, et on attend. Ce cloaque abrite six espèces de palétuviers, mais c’est surtout le fond grisâtre qui intéresse. A marée basse, tout paraît uniforme et immobile au premier abord. Puis l’on se rend compte que le sol boueux bouge un peu partout. En fait, il est couvert par des milliers d’escargots à coquille torsadée et pointue qui se déplacent en roulant les uns sur les autres. Les Seychellois les nomment fizo.
On croise aussi sur ce chemin des centaines de crabes rouges, certains d’une grosseur impressionnante, qui s’écartent sans vraiment fuir à mesure qu’on avance. Ce sont eux les principaux prédateurs des tortues naissantes. On voit peu d’oiseaux en revanche. Il y a peu de chance d’apercevoir la cateau noire, un des perroquets les plus rares de la planète. Comme le coco-de-mer, la cateau noire n’existe qu’à Praslin et à Curieuse. On ignore s’il s’agit des mêmes oiseaux passant d’une île à l’autre. Un programme environnemental envisage d’introduire à Curieuse l’oiseau lunette, ainsi que d’autres espèces d’oiseaux menacées sur d’autres îles des Seychelles. Mais les rats, ramenés autrefois par les voiliers des premiers colonisateurs et qui pullulent, sont un fléau pour la faune. Ils doivent d’abord être éradiqués. Une première tentative a échoué. Une seconde se prépare.
L’histoire de Curieuse est aussi humaine. Après la fermeture de la léproserie en 1965, Curieuse fut peuplée d’une trentaine d’habitants. Des agriculteurs et des pêcheurs. Quelques ruines d’habitations témoignent de ce passé... Dès 1828, un certain George Harrisson, administrateur des îles Seychelles, proposa d’utiliser Curieuse pour isoler les esclaves atteints de la lèpre à l’île Maurice et aux Seychelles. Ce projet n’était pas motivé par des considérations humanitaires, mais par la volonté de protéger les cocos de mer qui commençaient déjà à être menacées par des coupes répétées. La présence de lépreux devait , selon lui, avoir un effet dissuasif… C’est ainsi que l’année suivante Curieuse accueillit une première colonie de lépreux, abandonnés à eux-mêmes dans cette prison verte.
L’histoire de la léproserie est racontée au rez-de-chaussée de la Doctor’s House, le monument de Curieuse. Le chemin traversant la mangrove conduit à cette belle demeure située à l’anse José. Elle fut construite en 1873 pour un médecin écossais, officier de santé des îles Praslin et la Digue, William Mac Gregor. Né à Aberdeen en 1849, issu d’un milieu modeste, mal à l’aise avec les manières de la gentry colonial britannique, cet humaniste, refusant l’exclusion pur et simple des lépreux, décida de vivre à leur côté avec sa femme afin de soulager leur isolement. Il resta deux ans à Curieuse, y entamant une carrière qui le conduisit à travers l’Empire britannique jusqu’au gouvernement du Queensland. Anobli en 1889, Sir William Mac Gregor mourut en Ecosse en 1919.
Doctor’s House a fait l’objet d’une restauration complète en 1999 dans le cadre de la coopération française avec les Seychelles pour la mise en valeur de Curieuse. La France a participé à la formation et à l’équipement des rangers s’occupant du parc marin, jumelé avec le parc des Grands Causses. L’Office national des forêts (ONF) est partie prenante de l’étude des nouveaux sentiers de promenades à travers l’île. C’est une vétérinaire française qui a étudié les tortues caret de Curieuse. Les Pays-Bas, quant à eux, ont financé l’exposition pédagogique permanente installée au premier étage de la maison du docteur, consacrée à la faune et à la flore de Curieuse. Destinée à sensibiliser les enfants à la protection de l’environnement, elle fait de Curieuse une des sorties préférées des élèves de Praslin.