L’ANOSY est cette enclave verte qui se glisse entre mer et montagne autour de Toalagnaro (Fort-Dauphin), tournant le dos à la plaine désertique du Sud malgache sous la protection d’une série de plis rocheux ouvrant le versant est, humide, de Madagascar. Séparés par ces montagnes, un décor tropical de rêve y côtoie un désert de cauchemar, parfaite illustration des espoirs et des déceptions de tant d’aventuriers dans ce pays. Tout est contraste par ici. Le regard s’attache à des nuages surprenants qui planent au-dessus des montagnes, l’air immobile, alors qu’un peu plus bas un vent de tous les diables balaie la côte. On choie aujourd’hui des animaux qu’on abominait autrefois : les lémuriens. L’amabilité des Antanosy laisse peu deviner l’acharnement qui fut celui de leurs pères contre la colonisation. La côte est un découpage tortueux d’anses, de caps, de baies profondes, de grands lacs marins formés à l’embouchure de rivières, d’échappées terrestres enfermant d’étroites lagunes.
Dans l’un de ces recoins, à une vingtaine de kilomètres au nord de Toalagnaro, un village de cases traditionnelles sur pilotis repose au bord du lagon, au bout d’une presqu’île : Evatra. À la nuit tombée, ses enfants ont été réunis en chorale. Ils s’époumonent sous les étoiles à la lumière affolée d’un feu alimenté par de longues palmes mortes de ravenale, l’arbre du voyageur, qui craquent et se dissipent en gerbes d’étincelles happées par la nuit. Tout le répertoire appris à l’école y passe. La nuit baigne de chants malgaches. Les enfants dansent dans l’herbe autour du feu. Aux lueurs cuivrées des flammes, leurs visages brillent de joie. Ils sont infatigables et étourdissants. C’est une animation imaginée pour faire patienter les visiteurs qui passent la nuit au village, en attendant le repas - deux bungalows leur sont réservés, face au lagon.
Il y a quatre siècles des enfants pareils à eux firent peut-être fête, avec autant de fougue, à la troupe conduite par Pronis et Foucquembourg. Les envoyés de la Compagnie de l’Orient, future Compagnie des Indes orientales, étaient venus troubler l’existence des Antanosy dans l’espoir d’installer les Français à Madagascar. Une idée soutenue par le cardinal de Richelieu, inquiet du retard français dans la course aux épices et l’expansion mondiale du commerce. Arrivés bons derniers dans l’océan Indien, les Français avaient trouvé la route des Indes bloquée par les Hollandais, maîtres des meilleurs emplacements. Ils se rabattirent sur Madagascar. La situation du pays anosy au débouché oriental du sud de la Grande Île, sa nature abondante, avaient de quoi séduire.
Le chapitre français de l’histoire de la route des Indes s’ouvre, tout près d’Evatra, en baie de Sainte-Luce, en 1642. Après un an passé sur ce rivage baptisé Santa Lucia par les Portugais, la colonie se transporta au sud sur un promontoire dominant une autre baie, au lieu-dit Toalagnaro, qui offrait une position plus indépendante, dans un fortin que le successeur de Pronis, Flacourt, agrandit et dont il renforça les défenses. L’établissement rudimentaire prit le nom de fort Dauphin en hommage au futur Louis XIV âgé de six ans. Les choses s’annonçaient plutôt bien. Gage de paix et de concorde, Pronis épousa la fille d'un chef antanosy.
Mais s’il y eut fête, elle ne dura pas. Et au final, la chronique du fort Dauphin se réduit à une litanie d’échecs sanglants. Dans son Histoire de la Grande Isle de Madagascar, premier ouvrage de référence écrit sur Madagascar, ses populations et leurs coutumes, paru en 1658, Flacourt ne cache pas les affrontements, mais efface de ses pages le sang des tueries en retraçant les péripéties de l’entreprise française. En 1663, le père Étienne, prêtre lazariste envoyé au fort Dauphin, qui sera lui-même assassiné quelques mois plus tard, avance le chiffre effroyable de douze mille Antanosy tués par les Français depuis leur arrivée vingt ans auparavant ! Autour du fort Dauphin, le bétail a été exterminé, les villages brûlés. Les Antanosy, pour la plupart, se sont enfuis. Un de leurs principaux chefs, Drian Ramaka, a été abattu en 1651 au cours d’un assaut conduit par Flacourt en personne.
Né en 1607 à Orléans, Étienne de Flacourt, nobliau nourri de Lumières, se rêvait bâtisseur de colonies, fier d’une fortune justement gagnée, livrant aux « sauvages » les bienfaits de la civilisation… Le voilà pointant sa rapière contre eux à présent, au milieu des hurlements et des râles, dans la fumée des paillotes incendiées, l’odeur atroce des corps brûlés, les effluves mêlées de la poudre, du sang et des sueurs de la peur ! Le rêve est devenu cauchemar. Les indigènes refusent la tutelle des Blancs, ils se considèrent chez eux. La terre est à nous, disent-ils. Ils veulent bien des étrangers, mais pas nombreux… Comme ailleurs, en Amérique notamment, l’aventure du monde s’est transformée en une guerre impitoyable.
Les choses se seraient-elles passées différemment sans Pronis ? Pronis était un tyran que sa propre troupe avait fini par enfermer. Certains lui reprochait d’avoir pris femme chez les Antanosy. Il en devint plus venimeux encore lorsque, après cinq mois de réclusion, un navire français le sortit de sa cabane et le rétablit dans son autorité. Comble d’humiliation, son épouse malgache l’avait quitté, elle était repartie vivre dans son village et s’était remariée ! Fou de rage, Pronis alla la reprendre, exigeant la vie de son rival sous la menace des fusils. Il l’obtint, mais la graine de la vengeance était semée parmi les Antanosy. Elle germa quand Pronis, qui était protestant, vendit aux Hollandais de l’île Maurice soixante Antanosy traîtreusement capturés, dont des femmes. Les Français n’étaient qu’une grosse centaine. Les plus rebelles à Pronis s’enfuirent du fort Dauphin en dérobant une chaloupe. Ce sont eux qui allèrent en baie de Saint-Augustin dans l’idée de s’y fixer, au moins pour un temps. D’autres mutins furent abandonnés sur l’île déserte de Mascarin (la future île Bourbon), à huit cents kilomètres de Madagascar !
Quand Flacourt débarque en 1648 pour relever Pronis, la situation de l’établissement est désastreuse. Flacourt réussit à rétablir la colonie ; il ramène les dissidents, récupère les exilés de Mascarin et renoue avec le roi Drian Ramaka. Mais Flacourt se rend compte peu à peu du vice fondamental du projet de colonisation, qu’il avait lui-même soutenu. Derrière l’apparente abondance de sa végétation, le pays a peu de ressources en dehors du bétail. Il suffit à peine à nourrir ses habitants. Les Français, qui vivent sur le dos des villageois, lui sont une charge insupportable.
Flacourt le fait savoir à Paris, mais ses commanditaires restent sourds à ses appels, aveugles devant la réalité des faits. La Compagnie des Indes orientales exige des résultats. Le pouvoir royal, qui veut fixer la France dans l’océan Indien, ne comprend pas l’incapacité de Flacourt à briser la résistance indigène. Survient le pire pour la petite colonie : la Fronde (1648-1653), qui l’isole complètement. Aucun navire de France n’apparaît durant cinq années. La colonie est abandonnée à elle-même. Elle pille le pays pour survivre. Et les violences reprennent. Les Antanosy assassinent des colons isolés. Submergés par la peur et la colère, les Français perdent toute mesure. Et voilà Pronis de retour en 1654 ! Sauf quelques tribus, le pays est irrémédiablement hostile.
Le feu de la haine s’alimente aussi du comportement des pères lazaristes. Échouant dans leurs tentatives répétées d’évangélisation, ils s’en prennent aux croyances et aux coutumes locales où se perçoit clairement l’influence de l’Islam. Ils ragent de comprendre que les musulmans ont fécondé cette terre avant eux. Venu avec Pronis en 1654, le père Étienne, qui s’indignait des violences, s’emporte un jour devant le roi antandroy de la plaine du fleuve Mandrare, Drian Manangue. Etabli de l’autre côté des montagnes, ce peuple était allié des Français. D’après le récit d’un envoyé de la Compagnie des Indes, Souchu de Rennefort, qui passa deux ans plus tard, le père menaça le chef antandroy de lui enlever ses épouses s’il n’embrassait pas la religion catholique ! Selon une autre version, il lui arracha du cou un collier d’amulettes ! Sur le moment, l’Antandroy ne répondit pas à l’affront, mais le père fut assassiné pendant son retour au fort Dauphin. Les représailles françaises furent une nouvelle fois disproportionnées.
Entrés en guerre contre la France (Guerre de Hollande, 1672-1679), les Hollandais livrèrent des armes à feu aux Antanosy et leur apprirent à s’en servir. Isolé, harcelé, proche de tomber, le fort Dauphin dut longtemps sa survie à un Français, Le Vacher, surnommé « La Case », qui avait choisi de vivre avec les Antanosy pour l’amour d’une femme. Il apportait un soutien aux assiégés affamés. Celui-ci prit fin à sa mort. Le projet de peuplement était vain. L’établissement du fort Dauphin fut bientôt délaissé au profit de la nouvelle colonie de l’île Bourbon. Les Français étaient cent vingt-sept, à peine plus qu’au début, quand, dans la nuit du 27 au 28 août 1674, les Antanosy assouvirent enfin leur vengeance, obligeant les survivants du massacre, moins de la moitié, à se replier vers Bourbon. Il le purent in extremis grâce à l’apparition providentielle d’un navire français, en route pour Bourbon, qui aperçut leurs signaux du large…
Le drapeau blanc aux lys bleus du roi de France réapparaîtra au fort Dauphin en 1767. Un emblème de paix, firent valoir aux Antanosy les soldats qui redressèrent les murs du fort abandonné, qu’ils nommèrent “ Fort Flacourt ”. Mais il était trop tard, ou trop tôt. Le souvenir des violences du siècle passé était encore vivace. Les Français ne parvinrent à retisser aucun lien. Ils repartirent sans bruit, comme ils étaient revenus, en 1771. Le casernement fut abandonné de nouveau.
En 1825, dans le cours de l’unification de Madagascar, une troupe de l’armée merina descendue d’Antananarivo y prit ses quartiers, aussi étrangère au pays que l’avaient été les Français. Le retour de soldats français se fera dans la foulée de l’annexion coloniale. Mais n’ayant plus d’intérêt stratégique après l’ouverture du canal de Suez en 1870, le fort Dauphin est relégué au second plan dans la grande province du Sud malgache ayant Tuléar pour chef-lieu. La Troisième République conserva l’ancien nom royaliste à l’agglomération qui prit forme au pied du fort. Les militaires français hissèrent le drapeau tricolore au-dessus de l’ancien porche du fort Flacourt. La France ne pouvait mieux afficher sa fidélité à la mémoire de la première tentative de colonisation, menée et interrompue dans le sang deux siècles plus tôt.
Fort Dauphin a pris le nom de Toalagnaro après l’indépendance de Madagascar. C’est aujourd’hui une petite ville de vingt-cinq mille habitants, frappée comme les autres, mais moins que d’autres, par la pauvreté. Elle occupe une péninsule aux courbes amples : baie d’Itaperina que domine le promontoire du fort Flacourt, baie de Libanona, baie des Galions, etc. Elle épouse un relief animé adossé à des monts perpétuellement nappés de brumes. Bien que peu élevés (le pic Saint Louis mesure cinq cent vingt-neuf mètres d’altitude), ces sommets acérés, aux pentes couvertes de prairies, jouent un rôle fondamental. Ils retiennent les nuages bas, garantissant l’Anosy contre l’aridité qui règne au-delà, en pays androy. Grâce à ce climat, la vie paraît moins dure qu’ailleurs à Madagascar.
Derrière la décrépitude relative des rues et du bâti, un charme provincial persiste comme un parfum dans l’atmosphère. Cela tient à la taille réduite de la cité, à son vallonnement, ses jardins, ses arbres somptueux étalant leurs frondaisons au-dessus des toits, à la vigueur et la pureté de sa lumière, au décor des montagnes. La structure en étoile des rues et des avenues mène à la place de France, au bas du promontoire du fort Flacourt, comme à un cœur. On comprend à quel point l’établissement d’origine était acculé, à la fois protégé et coincé par cette seule voie d’accès. Aux environs de cette place, des échoppes et des maisonnettes de bois, gracieuses et colorées, ont résisté à l’usure du temps. Au fond de jardins à l’abandon, d’anciennes demeures de maîtres, portes et volets clos, ont conservé leur dignité en dépit de revêtements écaillés, de maçonneries vermoulues, de toitures dégradées. On croise peu de monde dans ces rues. Le quartier le plus animé, où se tient le marché quotidien, est excentré à l’entrée de la ville.
Le fort Flacourt n’a pas perdu sa vocation : c’est une caserne. Quelques bidasses y campent dans des bâtiments autour d’une cour poussiéreuse, plantée d’un mât pour le drapeau. Des vestiges de l’ancien établissement français, on voit le porche d’entrée gravé au nom de « Fort Flacourt », et si l’officier de quart donne son accord, à l’intérieur, des soubassements de murs donnant sur la mer, des décombres de bastions et quelques fûts de canons. Mais les militaires paraissent fatigués de ces visites ; on ne les prend pas au sérieux. « C’est une caserne, pas un musée ! » rappellent-ils.
Plus anciennes, éloignées et accessibles, et surtout plus troublantes sont les ruines de l’îlot Santa Cruz, situées à quelques kilomètres au sud de Toalagnaro. Elles s’élèvent sur une dune cernée d’eau à marée haute, en bordure du lac formé à l’embouchure de la rivière Efaho. Enracinés, trois murs faits de pierres empilées ne sont rien moins qu’un autre jalon de la destinée de cette région, et de Madagascar tout entière. Ils sont attribués à des naufragés portugais. On ignore lesquels, mais assurément parmi les tout premiers de la route des Indes. Pour voir une trace des temps les plus sauvages et reculés de l’aventure des conquistadores, c’est sur ce lieu qu’il faut s’arrêter. Devant cet édifice pesant, étranger, abandonné, comme maudit, qui s’accroche, refuse de disparaître et défie depuis cinq siècles les assauts conjugués du vent, du sable et des pluies pour l’effacer de la Terre. Rien à faire. Il est toujours là pour témoigner; mais de quoi exactement ? Cette ruine est appelée simplement tranovato par les Antanosy : la maison de pierres. On ne pouvait réduire à moins sa signification. Cela se comprend du point de vue malgache. Cependant, si l’hypothèse des Portugais est la bonne, ce qui est probable, elle est la plus ancienne trace de présence européenne à Madagascar.
L’îlot est accessible à partir du village d’Ambinanibe. Au-delà de ces pierres, on contemple la surface couleur de lapi lazulis du lac avec, au fond, les montagnes vert-de-grisées, aux crêtes saillantes, étendues comme des sauriens assoupis. Quels qu’en soient les auteurs, ces décombres frustes, en partie désagrégés, sont un symbole authentique de la route des Indes. Selon une première explication, celle des Lendas da India (Légendes de l’Inde) du chroniqueur portugais du XVIe siècle Gaspar Correa, l’édifice remonterait à 1527. Il serait l’œuvre d’une soixantaine de rescapés du naufrage d’un galion portugais. D’après lui, ces Portugais furent anéantis par les Antanosy le jour même de l’achèvement de leur ouvrage ! Cinq hommes seulement seraient parvenus à s’enfuir, ils auraient été recueillis par la suite par un autre vaisseau portugais en route pour l’Inde. C’est d’eux qu’on tiendrait l’histoire. Cependant, d’autres chroniques contredisent cette version. Elles mentionnent la visite de l’îlot dès 1508 par un officier portugais chargé du relevé détaillé de la côte malgache. Diogo Lopes de Seiquera indique qu’une construction existait déjà à son passage.
Le symbole a d’autant plus de force qu’il est au confluent de plusieurs siècles. Il commande aussi le destin d’un personnage central du futur drame du fort Dauphin : Drian Ramaka, qui sera tué par Flacourt... 1613. La maison de pierres est une ruine vieille d’un siècle. Ramaka est un enfant. Des pirogues approchent de l’îlot. Sur l’une d’elle, le père de Ramaka, Tsiambany, affiche un teint de plomb. Sur les autres, des officiers portugais, aux chapeaux emplumés, aux pourpoints brodés, la main sur le pommeau de leur épée, promènent des regards inquiets sur leurs pagayeurs et les alentours. Deux pères jésuites tiennent les plis de leurs robes, les frères Mariano et Freire - ils seront les conteurs de l’épisode. Les Portugais n’ont pas abordé ici par hasard. Ils viennent de Goa, la capitale des Indes portugaises. Ils ont pour mission de découvrir d’éventuels rescapés de naufrages et, plus encore, des descendants possibles de ces rescapés parmi les autochtones !
Depuis 1600, la rumeur fleurit à Goa. On la tient à l’origine de prisonniers hollandais, eux-mêmes naufragés, capturés et ramenés à Goa. Ils affirment avoir rencontré dans l’Anosy des « mulâtres », se disant de pères portugais. Ils prononçaient quelques mots dans cette langue, affirment les Hollandais. Mais quelle foi accorder à des hérétiques, des ennemis ? Le témoignage est néanmoins troublant. Il est jugé suffisamment plausible pour être vérifié…
Tsiambany conduit les Portugais jusqu’aux ruines de l’îlot. Tout en examinant ces restes, les jésuites l’interrogent évidemment. Peut-il leur confirmer que ce sont ses ancêtres qui en ont massacré les occupants ? C’est difficile à concevoir. De plus, les événements sont déjà recouverts du voile des légendes. L’œil fiévreux, les jésuites remarquent une croix autour du cou de certains Antanosy. Ces derniers ne savent rien, ou ne veulent rien dire, de l’origine et du sens de l’amulette. Les deux frères jésuites seront les premiers à relever la parenté de traits entre les Antanosy et les “ Javanais ” peuplant l’autre bord de l’océan Indien. De la maison de pierres, ils décrivent quatre murs percés de meurtrières et de deux ouvertures. Le toit est effondré. Ils trouvent aussi une tombe, sans inscription, ainsi qu’une stèle de marbre finement gravée aux armes du roi du Portugal. C’est l’un de ces repères (padrao) qu’emportaient les capitaines au départ de Lisbonne et qu’ils déposaient le long des côtes pour marquer leurs passages.
Devant tant d’indices, les jésuites se sentent proches de ce qu’ils cherchent, mais sans toucher au but ! Comme le feront après eux les pères français, ils constatent, amers, le fond islamique des croyances locales. Leur discours ne reçoit aucun écho. C’est alors qu’à l’approche du départ, pour compenser leur dépit, ils jettent soudain, à la stupeur de Tsiambany, leur dévolu sur… Ramaka ! Ils insistent pour l’emmener avec eux. Ils veulent le conduire à Goa, pour éveiller son esprit à la vérité des évangiles et l’éduquer selon les principes de la morale catholique ! Ils promettent de le rendre. Leur ton est menaçant. Tsiambany tergiverse, il fait semblant de céder. Au moment du départ, il essaie de substituer un autre enfant à Ramaka. Sans succès.
Ainsi, à cause de la maison de pierres, Ramaka vécut deux ans parmi les Portugais dans leur capitale des Indes. Ils le baptisèrent Dom André, le vêtirent comme leurs propres enfants et lui apprirent des rudiments de portugais et de catéchisme. Un des tout premiers, Ramaka sut quel était le rêve des Blancs, si loin de chez eux. Il put le raconter aux siens à son retour. Car la greffe chrétienne ne prit pas et les jésuites tinrent parole : Ramaka fut ramené chez lui au bout de deux années. Que se dirent le fils et son père à nouveau réunis des dangers qui s’annonçaient ? Des étrangers toujours plus nombreux fréquentaient l’Anosy. Bientôt, ils s’installeraient. Ramaka succédait à son père quand Richelieu, arpentant les parquets du Palais-Cardinal (le futur Palais-Royal), mûrissait les projets coloniaux de la France dans l’océan Indien.
Flacourt retrouva la stèle portugaise sur l’îlot. Il la fit transporter au fort Dauphin et fit graver sur l’autre face les armes du roi de France et cet avertissement, en latin : « O toi qui arrive, lis nos conseils pour l’avenir de toi, des tiens et de ta vie, méfie-toi des habitants. Porte-toi bien. » L’îlot a conservé son mystère. On sait d’après Flacourt que la stèle portait une date dont le dernier chiffre était presque effacé : 1505 ou 1508… S’il s’agit d’un 8, c’est évidemment Sequeira qui la déposa. Et si Correa dit vrai, sa découverte a pu encourager des naufragés à construire leur abri sur l’îlot. Cette stèle a disparu.
La maison de pierres peut-elle être antérieure aux Portugais ? Ce seraient alors des navigateurs arabes ou les migrants venus d’Asie à l’origine du peuple antanosy, qui l’auraient construite ? Les Antanosy revendiquent une ascendance arabe. Leurs traits ne le confirment pas. On sait que les marchands arabes ont abordé Madagascar, dans la foulée des îles Comores, à partir du Xe siècle, voir avant. L’Islam a pénétré les peuples de l’actuelle Indonésie au XIIIe siècle. Certaines tribus de l’Insulinde qui migrèrent vers Madagascar étaient peut-être islamisées.
Au XVIIe siècle, Flacourt distingue trois catégories dans la population de l’Anosy. Dominant les deux autres, les Zafiraminia s’affirment les « enfants » de Raminia : zafi veut dire enfant ; Raminia serait le nom de leur guide originel, « de la lignée de Imina, mère de Mahomet » écrit Flacourt qui signale aussi la croyance des Antanosy en un dieu unique, Zanahary, et leur respect de certains rites musulmans, comme le jeûne du Ramadam. Ils pratiquent la circoncision. Les ombiasy, leurs devins et guérisseurs, lisent l’arabe et certains l’écrivent. Des textes sacrés, les sora be, sont calligraphiés en arabe pour transcrire des versets du Coran, des traités de magie, des légendes, etc. Un papier rudimentaire est utilisé, fabriqué à partir de la fibre, mouillée, puis séchée, d’un arbuste, le avoha. Des historiens y virent une idée arabe pour remplacer le papyrus, inconnu à Madagascar. De nos jours, ce papier est nommé antaimoro, du nom de la population, chez laquelle il fut conçu, implantée au-dessus des Antanosy. La Bibliothèque nationale de France possède un de ces rouleaux, expédié au XVIIe siècle par Flacourt.
Les tribus du Sud-est malgache évoquent donc des ancêtres venus d’Arabie qui se seraient dispersés parmi eux. Le premier royaume de l’Anosy aurait été fondé par un « frère » de Raminia. Cherchant une base concrète à ce récit, l’hypothèse fut émise du naufrage - déjà ! - d’un boutre arabe. Dans l’impossibilité de repartir, l’équipage serait resté, il se serait mêlé aux villageois ; Dieu l’avait voulu ainsi…
Le village d’Ambinanibe fut-il témoin, ou acteur, des événements de la maison de pierres ? Au bord d’un lac nourricier, immense vivier de crevettes, on le devine très ancien. Il est étalé au pied d’une haute dune qui le protège des souffles puissants de l’océan. Après cette dune, le rivage s’ouvre sur le large, le lac n’est plus séparé de l’océan que par un mince filet de sable, le vent s’engouffre sans autre obstacle que l’îlot de la maison de pierres. Des alignements de piquets émergeant de l’eau balisent des pièges à crevettes. Tout près du bord, un père apprend à pagayer à son fils. Il tient l’arrière d’une petite pirogue comme ailleurs on tiendrait l’arrière d’un petit vélo. Sur un terrain d’herbe zébré d’ombres de cocotiers, des jeunes jouent au football. Inclinés vers leur maître, les arbres penchent tous dans la direction du couchant. L’eau bleue du lac a des reflets cuivrés. Au loin, des fumées s’élèvent du flanc des montagnes, feux des cultures sur brûlis qui rongent peu à peu le pays.
Que de naufrages accumulés par l’Histoire ! D’autant que des épaves font toujours partie du paysage de Toalagnaro. Mais celles-là ne doivent rien à la fatalité ou aux erreurs de navigation. Ce sont des dépouilles de navires abandonnés, échoués volontairement autour de la ville par des armateurs sans scrupule avec la complicité de quelque autorité supérieure… En baie d’Itaperina, on vient par la plage jusqu’au pied des étraves de trois monstres de métal enfoncés dans le sable. Un quatrième cargo gît, coulé, au milieu de la baie. Le haut de sa dunette dépasse des flots, empêchant toute manœuvre de navigation. Un sombre trafic a présidé à cette souillure qui trouve son origine dans la corruption du pays. Pourtant, cette tache moderne, étrange et mélancolique, ne choque même pas. Elle semble trouver sa place dans la ville épuisée. Le nom de Toalagnaro renvoie à la légende d’un arbre ensorcelé et d’ossements rejetés par la mer. La beauté sinistre de ces épaves n’en contredit pas l’esprit.
C’est Evatra maintenant, le village des enfants surexcités par la fête, qui se sent menacé. Il s’interroge sur son avenir depuis qu’un projet minier risque de le mutiler à jamais, lui et la baie de Sainte-Luce voisine. La cause du trouble se voit, à même la main, en prenant une poignée de sable. Aux grains blancs se mêlent des grains noirs : l’ilménite. Le minerai contient jusqu’à trente pour cent de titane. Abritée, séparée de l’océan par une digue naturelle, la mince couche d’eau du lac marin d’Ambavarano, qui conduit à Evatra, offre des conditions idéales d’exploitation. Avec la baie de Sainte-Luce, c’est le site retenu par la société, avatar du groupe canadien Rio Tinto, qui a conçu ce projet. On construirait un canal où des cargos minéraliers viendraient charger l’ilménite pompée au fond du lac. Beaucoup d’emplois en dépendraient.
Dans la paix d’une matinée ensoleillée, à l’ombre d’un toit de palmes, une pirogue glissant doucement sur le lagon turquoise scintillant, la perspective paraît insensée. Un mélange d’incrédulité et d’inquiétude se lit dans l’expression du président du village, Dovie, qui reçoit les voyageurs à leur descente du canot. Il fait griller une langouste sur des braises - la plainte ténue de l’animal jette un soupçon d’effroi dans la sérénité ambiante. “ On parle de creuser un canal de trente mètres de profondeur ! L’eau va-t-elle monter ? se demande-t-il. Nous ne sommes pas contre la civilisation, au contraire, mais quelle conséquence pour nous ? Il faut voir quel est le bien ! ”
En quête d’arguments, Evatra a pensé au tourisme. En accord avec des hôtels de Toalagnaro, le village s’est organisé pour accueillir quelques visiteurs à la fois. Il capitalise une petite notoriété. Sa photo a été publiée par plusieurs magazines européens de voyage, elle est ramenée dans les bagages des voyageurs. Elle montre, tel qu’on l’admire dans la réalité, le panorama du village dans son cadre somptueux. Les cultures de riz au vert de velours se détachant au premier plan. A gauche, les collines de sable séparant l’océan de la lagune. Droit devant, les cocotiers dans le vent sur la péninsule. Puis une forêt d’eucalyptus au bord du lac aux eaux miroitantes. Le plan d’eau est divisé en deux par un marécage sur lequel s’élèvent des ravenales aux feuillages en éventail, minuscules à cette distance. Tout au fond, surmontée de ses nuages, la chaîne des montagnes. Les guides conduisant au sommet de la colline dominant Evatra, annoncent : “ C’est ici que la photo a été prise ! ”
Evatra est connu aussi pour ses nattes de roseaux, une spécialité des femmes. On en trouve au marché de Toalagnaro. Les joncs sont séchés, enduits de chaux, puis frappés au pilon pour les aplatir en conservant leur robustesse et leur souplesse. On se fait expliquer la technique de construction des cases sur pilotis, dont presque tous les matériaux sont pris au ravenale : charpente, plancher, parois tressées, toit de feuilles, etc. Des langoustes remuantes sont vendues dans des paniers, à l’abri du soleil sous des tissus. Une longue promenade parcourt la presqu’île de Lokarno, qui sert d’écrin à Evatra. Le sentier gravit les collines, dévoile des criques, des plages désertes, la perspective de la côte (avec la baie de Sainte-Luce) et l’océan.
On croise une jolie plante dévoreuse d’insectes, troublante par son semblant d’intelligence primitive, sorte d’ébauche de malignité. Cette plante, de la famille des nepenthes, épanouit dans les broussailles ses pièges immobiles. Ses tiges finissent en urnes remplies d’eau par les pluies. Elles sont munies d’un couvercle qui se rabat pour emprisonner les insectes ayant l’imprudence de s’y hasarder. Les insectes sont attirés par un suc secrété par la plante, mélangé à l’eau. Ils se noient. Le végétal les dissout et s’en nourrit. Dans une urne, un moucheron bat des pattes sur l’eau. Encore ne s’agit-il que d’une espèce mineure. À Bornéo, un nepenthes carnivore est capable, paraît-il, d’avaler des animaux de la taille d’un rat !
Au retour de cette promenade instructive, on passe devant l’école du village, où vont les enfants qui chantaient la veille au soir. Mais l’ambiance n’est plus à la fête, elle est à la tristesse. Un enfant est mort ! C’est la consternation. “ Il est mort pendant la nuit à l’hôpital de Toalagnaro, il n’était pas dans le groupe qui chantait ” avertit l’instituteur.
Un attroupement signale l’inhumation. Selon la coutume des Antanosy, les caveaux sont réunis à l’intérieur d’un bois, ils sont placés à l’écart des symboles funéraires, obélisques ou simples pierres levées vers le ciel, groupés à un autre endroit. Un petit corps est descendu dans l’une des tombes. Il est enveloppé d’un linceul blanc, roulé dans une natte serrée par des cordes. “ Maladie ” chuchote un participant. La foule entourant le caveau est composée exclusivement d’hommes. Les femmes attendent à l’entrée du bois. Ni larmes, ni lamentations, dans l’assistance. Le caveau est refermé. De l’arak est offert à la ronde dans des gobelets de plastique. On boit en silence. À Madagascar, l’espérance moyenne de vie ne dépasse pas cinquante-cinq ans. Il est courant de croiser la mort, le plus souvent dans des enterrements ou des accidents de la route.
Le soir, l’embarcation remonte le lac marin face au vent pour rentrer. Un souffle froid et cinglant balaie la surface. La terre flottante du marécage est attachée au fond par des millions de racines. Le long des canaux qui la traversent, des plantes d’eau, les « oreilles d’éléphants » (de leur vrai nom Typhonodorum) balisent le chemin, pareilles à des flambeaux décoratifs. D’un vert jaune fluorescent, leurs feuilles diaphanes captent le dernier éclat du jour, elles se balancent comme des oreilles de pachyderme. Sur ce radeau d’humus, les ravenales sont des rois sauvages chahutés par le vent. Leurs couronnes de feuillages déchiquetés se découpent sur le fond encore éclairé des montagnes. La couverture de nuages plane au-dessus des sommets, noire, comme en attente. Cette sombre vigie survole de là-haut le destin de tous les êtres alentour. C’est dans ce lac que le titane pourrait être exploité.
Au moins, si cela se fait, le vacarme ne fera pas fuir les lémuriens : il n’y en a pas sur la presqu’île. Madagascar doit une bonne part de sa réputation de sanctuaire de la nature à cette peluche sauvage, attachante et atypique. Comment a-t-on pu craindre des démons au spectacle de ces animaux ? Le Sud malgache est la terre d’élection de deux espèces en particulier, le maki et le sifaka. Pour les approcher, le domaine de Nahampoana, à sept kilomètres de Toalagnaro, est le plus facile d’accès. « Maki ! Maki ! Maki ! » Léonard Dauphin, guide de la réserve, scrute le feuillage d’un énorme manguier et renouvelle l’appel. Une lourde branche s’abaisse vers le sol ; sur la branche, une femelle, deux petits collés au ventre et sur le dos, finit par approcher, les yeux ronds fixés sur l’homme. « Les lémuriens ont généralement un bébé unique, il est rare qu’ils donnent naissance à des jumeaux » dit-il. La femelle, ses petits agrippés, saute à terre d’un bond.
“ Elle met bas entre mai et août après quatre mois de gestation. Ceux-là ont deux mois, ils atteindront leur taille d’adulte dans un an. En moyenne, les makis vivent vingt ans ” continue Dauphin en la regardant s’éloigner. Le maki doit son nom scientifique, lémur catta, à son cri qui rappelle les lamentos du chat. Son pelage gris s’éclaircit sur la face, le ventre et l’intérieur des pattes. Il promène au-dessus de lui une longue queue rayée blanche et noire. Les lémuriens ont un museau pointu et des yeux ronds. L’iris orange du maki, cerclé de paupières et de poils noirs, lui donne un regard de perpétuelle contrariété, en accord avec sa nature belliqueuse.
Les bandes de makis n’aiment pas qu’on approche d’eux, encore moins qu’on emprunte leurs branches. À Nahampoana, les chamailleries sont quotidiennes, entre eux et avec les sifakas. Affublé en français d’un patronyme d’aristocrate, le propithèque de Verreaux - du nom, Verreaux, de son découvreur européen - ou sifaka en malgache a le pelage blanc, le dessus de tête brun et une face de cuir noir à l’aspect d’un masque de commedia dell’arte, où percent deux émeraudes luisantes. Ce regard vert semble exprimer une constante stupéfaction devant toute chose, à commencer par le fait d’exister. Le sifaka est plus grand et moins agité que le maki bien qu’il passe son temps lui aussi à faire le clown et l’acrobate. Délicat, lent et précis dans ses gestes, il se déplace par bonds successifs, en bipède. A l’inverse des makis qui se battent pour la possession des femelles, il vit une histoire d’amour unique. Habitués aux humains, les sifakas de Nahampoana se laissent approcher très près. L’observation est réciproque et une petite main noire palpe doucement, pendant quelques secondes, une jambe de pantalon. Plus farouche, perché dans ses bambous, on croise à Nahampoana une troisième espèce de lémurien au pelage fauve, fulvus rufus, qui ressemble de loin à un écureuil.
Au total, trente-deux espèces de lémuriens se partagent les forêts de Madagascar : forêts sèches de l’Ouest, forêts humides de l’Est. En dehors des réserves, ils sont encore parfois chassés comme gibier. Ou par crainte superstitieuse comme le pauvre aye-aye qui doit beaucoup de son malheur à sa mauvaise mine et à ses habitudes nocturnes. Son pelage grisâtre ébouriffé, ses yeux globuleux, ses longues incisives, ses doigts squelettiques et la longue griffe effilée qui s’en échappe, dont il se sert pour fouiller la terre et les trous d’arbres en quête de vers et d’insectes, lui confèrent un aspect digne de Nosferatus particulièrement repoussant. Les lémuriens ont payé cher les tourments de la psyché humaine. Lémurien vient du latin lemur qui signifie « fantôme ». Madagascar leur doit un de ses premiers noms européens : la Lémurie, le pays des spectres ! Rare point d’accord avec les Malgaches, les Européens du XVIe siècle virent à leur tour dans ces animaux les figures d’esprits malfaisants. Le fait qu’ils n’existent qu’à Madagascar (les deux espèces présentes aux Comores ayant été vraisemblablement introduites par l’homme), les rendit encore plus suspects.
Les lémuriens descendent d’une lignée de primates indépendante de celle des singes. Apparue et éteinte en Afrique, elle a échappé dans l’isolement de la Grande Ile aux bouleversements écologiques du continent. La plupart des lémuriens vivent en bandes le jour. Les espèces nocturnes sont généralement solitaires. Ils se nourrissent de feuilles, de fruits, de bourgeons, de fleurs, de la gomme des arbres. Quelques-uns, comme le aye-aye, mangent des vers et des insectes. Le nocturne microcèbe, le plus petit d’entre eux, tient dans la paume d’une main. Il est l’ancêtre supposé de toute la famille. Grâce à sa taille minuscule, il serait parvenu à traverser le canal de Mozambique, accroché à des débris végétaux arrachés à la côte africaine, réussissant à braver la tempête, le roulis, les paquets d’eau et les oiseaux ! Le plus grand des lémuriens vivants, l’indri, a la taille d’un enfant. La découverte de squelettes de lémuriens mesurant jusqu’à deux mètres témoigne d’espèces disparues. Ces animaux ne sont pas très féconds, ils ont rarement plus d’un petit à la fois. Les lémuriens nocturnes sont plus fertiles, mais comme ils ne se reproduisent que tous les deux ou trois ans, cela revient, au final, au même.
Ancienne ferme fondée par un Français en 1910, le beau domaine de Nahampoana s’étend sur cinquante hectares. L’accès, une allée encadrée de hauts palmiers à huile, mène à une ancienne demeure de style colonial, sobre et élégante, dont le toit couvre une vaste terrasse. Nahampoana a l’avantage de conduire, à travers forêts et prairies, en longeant des champs de riz et un torrent, au pied des monts où la prairie, comme aspirée du chaos des rochers, s’élance vers les sommets et leur chapeau de brumes.
Sur ce chemin, Dauphin présente des arbres comme s’il s’agissait d’amis timides. L’arbre à papier (rien à voir avec le papier antaimoro) appartient à la famille des eucalyptus. Son tronc volumineux est enveloppé d’une écorce épaisse et molle où le doigt s’enfonce. Elle s’effeuille en couches successives comme une peau morte. Les lamelles sont d’un blanc pur. On pourrait écrire dessus avec un stylo-bille sans difficulté. Dauphin présente un grand bambou en pleine croissance, à la hampe veinée de jaune et de vert, une double coloration signalant sa mue. “ Ce bambou vit huit ans, dit-il. À l’état de jeune pousse, il croît de vingt-cinq centimètres par jour. On peut le voir grandir ! ”
Il s’arrête devant un ravenale, l’arbre du voyageur, emblème de Madagascar. Les feuilles gigantesques sont déployées en éventail sur un plan unique. Les tiges ont une forme incurvée, elles sont tellement emboîtées les unes dans les autres qu’elles accumulent et conservent l’eau de la pluie comme des récipients. Le ravenale est appelé l’arbre du voyageur pour cette réserve d’eau, qui a dû en sauver plus d’un de la soif. À l’aide d’un canif, Dauphin fait la démonstration : il perce un trou dans l’une d’elles, un filet d’eau s’écoule. L’eau est fraîche, d’un goût de terre. Mais “ saine ” affirme Dauphin.
De l’eau, ou plutôt du manque d’eau, il est encore question, devant un carré de glaise grise, sèche, durcie, craquelée, que Dauphin couve d’un regard soucieux. Sans eau, pas de riz. De courtes pluies, à peine un arrosage, ont marqué la dernière saison humide. Depuis, plus rien. La récolte s’annonce très retardée, sinon compromise. Des sécheresses analogues ont déjà conduit à des situations d’urgence. « Le problème, c’est la soudure entre les récoltes, explique Dauphin. Les gens prévoient pour une période normale. Dès qu’il y a surplus, ils le vendent pour gagner un peu d’argent. Il n’y a pas de stocks de sécurité. Il faudrait changer les mentalités, les habitudes, mais c’est très difficile. Ils sont trop pauvres. »
Nahampoana suit le chemin du tourisme écologique tracé à la fin des années 1970 par Jean de Heaulme. Cet industriel du sisal, grand nom du Sud malgache, est propriétaire du domaine le plus connu de la région, Berenty, situé dans l’Androy, de l’autre côté des montagnes, en bordure du large lit du fleuve Mandrare où ne coule le plus souvent qu’un filet d’eau. Toalagnaro rayonne en effet sur une région double, sur deux milieux naturels et humains très différenciés, isolés par la montagne. D’un côté, vert et luxuriant, l’Anosy, tourné vers les cultures vivrières et la mer. De l’autre, aride et couvert d’épineux, le pays des pasteurs Antandroy et de leurs troupeaux de zébus. Sur la route de Berenty, passé un dernier col, un autre univers commence : la plaine est remplie jusqu’à l’horizon d’arbres-pieuvres qui tendent leurs tentacules vers le soleil comme des appels à la clémence dans des postures de hurlements silencieux. À la lisière de cette forêt de cauchemar, quelques villages se tiennent calfeutrés en bord de route. On y vend du charbon de bois dans de grands sacs de jute ou en tas sur le sol. Quelques chèvres se promènent. Les maisons sont faites d’épaisses lattes de bois hermétiquement plaquées les unes contre les autres, bien différentes de celles de l’Anosy, aux parois fines, laissant circuler l’air.
À l’approche du fleuve Mandrare, les euphorbes cèdent la place au sisal, agave importé du Mexique et planté en masse à la fin des années 1920. De l’ancienne forêt qui recouvrait la plaine du Mandrare, il ne reste rien en dehors de Berenty. Aux abords du fleuve, l’Androy a cette terre rouge, dure et poussiéreuse, qui prend une couleur sanguine au couchant et vaut à Madagascar sa réputation d’« île rouge ». La période du socialisme malgache dont le pays ne s’est pas encore relevé n’est pour rien dans l’image. Au contraire, Berenty et ses lémuriens contribuèrent à réhabiliter à l’étranger Madagascar quand le régime commença timidement de s’adoucir. Il en est resté un tourisme élitiste. L’accès au domaine nécessite un accord préalable. C’est un véhicule de l’un des trois hôtels que possède Jean de Heaulme à Toalagnaro - les meilleurs - qui vous y conduit. Il faut entre deux et trois heures par l’unique route asphaltée de la région, qui dessert les exploitations de sisal.
Le séjour à Berenty est relativement coûteux car on y passe la nuit. Jean de Heaulme est un franco-malgache de la souche la plus ancienne : il a pour ancêtre un des rescapés du massacre du fort Dauphin d’août 1674 , sauvé in extremis et ayant trouvé refuge à l’île Bourbon ! Par une curieuse boucle du sort, Henry et Alain de Heaulme, son père et son oncle, revenus à Madagascar à la faveur de la colonisation, posèrent finalement leurs bagages à peu de distance de l’endroit d’où leur lointain aïeul avait été chassé. Les deux hommes furent parmi les premiers planteurs de sisal de la vallée du Mandrare. Jean de Heaulme comprit le premier l’intérêt touristique de la réserve forestière constituée par son père.
“ En créant un parc boisé sur mille hectares, mon père a voulu garder quelque chose de ce qu’il avait trouvé en arrivant. En organisant l’accès public du domaine, je ne m’attendais pas à un tel succès. Nous sortions de la période difficile du socialisme malgache, qui m’avait valu personnellement d’être emprisonné. Tout était désorganisé, le sisal ne suffisait plus. La diversification vers le tourisme était une nécessité autant qu’une expérience. ”
Avant le public, Jean de Heaulme avait autorisé des scientifiques à étudier les lémuriens sur ses terres et c’est une biologiste américaine de l’université de Princeton, Alison Jolly, qui bâtit la réputation de Berenty dans les années 1960. Elle fit du domaine sa seconde patrie. Des chercheurs et des étudiants, malgaches et étrangers, travaillent toujours sur le site. On les croise dans les allées du parc autorisées aux visiteurs. Assis en tailleur devant les lémuriens, appareils photos en bandoulière, leurscarnets d’observations sur les genoux ouverts à la page du jour…
Un quart du domaine, deux cent quarante hectares, est accessible. Il suffit amplement à s’émerveiller. Au bord du fleuve, c’est une forêt touffue où dominent les grands tamariniers. Des nuées d’aigrettes blanches nichent dans ces arbres. On se promène au son de scie des cigales entrecoupé de silences. De grosses cigales grises cuirassées qu’on repère sur les troncs arbres. Des hululements de chouettes résonnent sous la voûte des arbres. Dans le sous-bois, les lémuriens se découvrent dans leur milieu naturel. La nuit, on surprend dans ses trous d’arbres le minuscule microcèbe. Berenty inclut un petit musée très intéressant sur l’histoire et les coutumes des Antandroy. C’est sur cette plaine que régnait Drian Manangue, le chef qui fut insulté par le père Étienne.
Autour de l’enclave forestière, la vallée du Mandrare n’appartient qu’au sisal. L’agave est omniprésent, de quelque côté que le regard se tourne. Quatorze mille hectares sont couverts par les alignements militaires de cette plante. Les champs de sisal s’étendent à perte de vue de part et d’autre de la route qui mène à Amboasary, agglomération construite pour l’exploitation du sisal, tout comme le pont métallique de quatre cent seize mètres qui franchit d’un trait le fleuve Mandrare. Madagascar est le sixième producteur mondial de sisal, avec un peu moins de vingt mille tonnes par an. Les feuilles du sisal enferment une fibre blanche très résistante. Avec elle, on fabrique de la ficelle, des cordes, des cordages de navire, des tapis.
Longtemps concurrencé par des produits synthétiques, le sisal bénéficie du prestige retrouvé des matières naturelles. Néanmoins, les usines, telles que celle d’Andranombory datant de 1951, qu’on visite sur le domaine de Berenty, sont anciennes. La préparation des fibres associe des tâches manuelles et mécanisées. Manuels : la coupe des feuilles, le transport des chevelures humides sur des chariots sur rails poussés à main d’hommes et leur installation sur des fils métalliques pour le séchage au soleil, qui dure deux jours ; le tri de qualité, de longueur et de blancheur, effectué par des femmes ; le conditionnement des fibres pressées en balles de cent cinquante kilos. Mécanisés : le broyage des feuilles brutes pour en extraire la fibre ; le brossage des faisceaux emmêlés et leur pressage pour le conditionnement final. La récolte a lieu toute l’année, l’usine ne s’arrête que le dimanche.
Les balles de sisal prennent ensuite le chemin de Toalagnaro pour être embarquées sur de petits cargos de cabotage jusqu’au port de Toamasina (Tamatave), d’où elles sont pour l’essentiel exportées. Le quai solitaire de Toalagnaro est au pied du vieux fort Flacourt, face à l’océan, battu par le vent, le plus souvent désert. Y végètent quelques conteneurs rouillés, empilés. Quelle histoire pour en arriver là...
• Histoire de la Grande Isle de Madagascar, Étienne de Flacourt, édition présentée et annotée par Claude Allibert, édition Inalco-Karthala, 1995.
• Arrivé au pouvoir en 1975, le colonel Didier Ratsiraka fut l'instigateur d'une voie malgache vers le socialisme qui vira rapidement au despotisme. Le multipartisme a été rétabli en 1989.
• Détenue à 80 % par le géant minier Rio Tinto et à 20 % par l'Etat malgache, la société Quit Madagascar a débuté en 2009 l'extraction des sables minéralisés sur le site de Mandena, au nord de la baie de Sainte-Luce.