A l’extrême sud-ouest de l’île Maurice, une bizarre excroissance en forme de T horizontal tranche dans l’ovale cernant cette vieille terre volcanique émergée au cœur de l’océan Indien. Dès le premier regard sur la carte, on pressent une singularité. On ne se trompe pas. Supportant un imposant donjon d’origine volcanique (le Morne Brabant), cette petite péninsule de quatre kilomètres de long sur trois de large donne le vertige, non par la hauteur du morne (cinq cent cinquante-et-un mètres) mais par ce qu’elle concentre de significations et d’enjeux. Elle est pour les Mauriciens le symbole du refus de l’esclavage, un lieu d’histoire et de légende, où auraient vécu et seraient morts des esclaves marrons (fuyards). Elle donne son nom (le Morne) à un village de pêcheurs qui la considèrent presque sacrée pour cette raison. Elle est le seul refuge naturel d’une plante : le Trochetia, proclamé emblème de la République mauricienne. Montagne abrupte, elle est coupée par un précipice réputé infranchissable auquel peu d’alpinistes ont osé se frotter. Son sommet dévoile un panorama somptueux à l’angle exact des côtes ouest et sud de Maurice. Elle est par ailleurs un domaine privé où sont élevés 1 500 cerfs de Java pour repeupler l’espèce en Indonésie. Offerte au vent du Sud, une de ses plages est un spot connu des surfeurs du monde entier depuis plus de trente ans. Site touristique très convoité, elle compte déjà cinq hôtels et un golf et fait l’objet d’un autre projet de villas résidentielles de luxe. Et bientôt, la montagne sera inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO !
La péninsule du Morne Brabant est tout cela à la fois. Un roman complet, au décor spectaculaire, aux personnages hors du commun et à l’histoire violente et belle à la fois. Digne du célèbre auteur mauricien Malcolm de Chazal qui vint souvent dessiner ou écrire à l’ombre des filaos du bord de mer, sous l’influence tellurique du Morne ! A 84 ans, Allan Cambier, propriétaire avec ses deux sœurs du domaine du Morne, revoit parfaitement la silhouette du poète, en costume et chapeau blancs… “ Je crois même qu’il a écrit sur moi… ” réfléchit-il sur la terrasse de sa maison orientée au nord-ouest, avançant audacieusement au-dessus du vide sur le contrefort montagneux. Derrière, la falaise du Morne dresse plus de trois cents mètres d’un trait. Devant, se déploie le duo du ciel et de la mer, avec l’île aux Bénitiers sur le lagon, et sur la droite, côté terre, l’enfilade des massifs montagneux du sud mauricien. Tout en bas, la longue plage blanche rectiligne où s’alignent les hôtels…
Allan Cambier est né au pied du Morne. Hormis ses quelques années d’étudiant en Afrique du Sud, il y a vécu toute sa vie. “ La propriété est dans ma famille depuis 1872, dit-il. Il n’y avait rien au départ, c’était un bois autour de la montagne. Quand j’étais enfant, il n’y avait même pas de chemin, on venait en bateau. On prenait le train de Port-Louis jusqu’à Yemen, ensuite on montait dans une carriole jusqu’à Case Noyale ou Rivière Noire où se prenait le bateau. On débarquait à la pointe de la presqu’île et on montait à cheval ou en calèche jusqu’à la maison. Je connais le Morne de fond en comble. Enfant, j’étais toujours dessus. Mais surtout après mon retour d’Afrique du Sud en 1940, j’ai parcouru cette montagne de partout. ”
Le grand événement pour le Morne Brabant, c’est son inscription au Patrimoine mondial. Il deviendra l’une des étapes de la “ Route des esclaves ” que conçoit actuellement l’Unesco entre l’Amérique, l’Afrique et l’océan Indien. Ce sera la reconnaissance éclatante d’un passé d’injustice dont le Morne fut le cadre d’un épisode particulièrement tragique. Au temps de l’esclavage, vivaient, réfugiés sur cette montagne réputée inaccessible à cause de son précipice, des esclaves marrons (la découverte de traces d’occupation humaine ont confirmé les témoignages historiques). En 1835, au lendemain de l’abolition de l’esclavage à Maurice, un détachement de policiers anglais fut envoyé prévenir les esclaves du Morne qu’ils pouvaient redescendre sans crainte. Cherchant à les atteindre, ils finirent par trouver un moyen pour franchir le précipice. Mais les marrons se méprirent sur leur intention et, pris de panique, se jetèrent du haut de la falaise…
Ce fait, embelli par la légende, donne son intensité au symbole du Morne. Chaque 1er février, jour anniversaire de l’abolition de l’esclavage, les familles du village viennent prier au pied de la montagne, s’agenouillant et allumant des cierges. “ C’est important pour les vieilles personnes qui associent la montagne à l’esclavage. Elles y pensent toujours. Pour nous, la montagne est unique. Il faut la respecter et garder le souvenir des esclaves ” commente Joe Ramalingum, responsable du centre communautaire et conseiller de district, qui représente le village du Morne dans les discussions sur la mise en valeur historique du site. Un organisme a été créé pour préparer le dossier de l’UNESCO : le Morne Heritage Trust Fund. A l’endroit des prières, l’ancien Premier ministre mauricien Paul Berenger a dévoilé le 1er février 2005 une petite plaque : “ A la mémoire de nos ancêtres, victimes de l’esclavage qui, toujours, ont osé se tenir debout et lutter pour la liberté et la dignité. ” Dans le projet, elle marque l’emplacement d’un futur musée.
“ Je pense que c’est une bonne chose ” juge aussi Allan Cambier, qui apporte son témoignage au roman du Morne. “ Je suppose que l’histoire dit vrai. Il y avait en haut du Morne une croix en bois posée par mon bisaïeul en mémoire des esclaves. Elle a été foudroyée et je l’ai fait remplacer l’année dernière par une croix en fer, montée à dos d’hommes en plusieurs pièces et assemblée sur place. Elle marque la limite au-delà de laquelle on ne peut plus monter. Juste après, il y a la faille qui est infranchissable. Le Morne est inaccessible. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Moi-même, étant jeune, j’ai franchi cette faille et je suis monté plusieurs fois au sommet du Morne. En 1835, quand les policiers sont allés dire aux esclaves qu’ils étaient libres, ils ont cherché comment franchir la faille. Ils ont transporté la plus grande porte qu’ils ont trouvée, une grande porte de prison et l’ont jetée en travers. Cette vieille porte, qui faisait bien dix pieds de long (un peu plus de trois mètres), est restée solidement en place jusqu’en 1975 ! C’est un cyclone qui l’a faite basculer. Elle est tombée dans le précipice et on ne l’a jamais retrouvé. Contrairement à ce qu’on croît vu d’en bas, le sommet du Morne est large, il a plus vingt hectares. On s’y pose en hélicoptère aujourd’hui. Il y a de la place, mais pas d’eau. Comment les esclaves pouvaient vivre sans eau ? Je ne sais pas. Pour ma part, je n’ai jamais rien découvert. ”
Sur l’occupation de la péninsule du Morne par les colons français et les esclaves, on dispose d’autres témoignages, dont certains sont très anciens. Bernardin de Saint-Pierre en personne, l’auteur de Paul et Virginie, qui visitait l’île de France en 1769, fut accueilli par la première famille concessionnaire de la péninsule, les Lenormand (l’île comptait alors deux mille Européens et dix-huit mille esclaves africains et malgaches). “ C’était une longue case de palissades couverte de feuilles de lataniers (…), décrit-il dans Voyage à l’île de France. Je fus véritablement surpris de trouver dans ce mauvais logement une dame très jolie. Elle était française, née d’une famille honnête ainsi que son mari. Ils étaient venus il y avait plusieurs années chercher fortune ; ils avaient quitté leurs parents, leurs amis, leur patrie pour passer leurs jours dans ce lieu sauvage (…).
“ Après souper on me conduisit coucher à deux cents pas de là à un petit pavillon en bois que l’on venait de bâtir. La porte n’était pas encore mise ; j’en fermai l’ouverture avec les planches dont on devait le faire. Je mis mes armes en état, car cet endroit est environné de noirs marrons. Il y a quelques années que quarante d’entre eux s’étaient retirés sur le morne, où ils avaient fait des plantations ; on voulut les forcer ; mais plutôt que de se rendre ils se précipitèrent tous dans la mer. ”
Un autre écrit de voyageur rapporte que les fugitifs avaient des plantations, des cabanes, vivaient en familles, qu’ils “ descendent la nuit chasser les cerfs à coups de lance. ” “ On leur fait la chasse, mais l’endroit est si roide qu’on a jamais pu les déloger de là. ”
L’origine du nom du morne vient cependant des Hollandais, premiers occupants de l’île Maurice à partir de 1638 : actuelle région de Bruxelles en Belgique, le Brabant était à l’époque une des provinces unies en lutte contre l’Espagne. Au pied de la montagne, hormis quelques essais de culture de cannes à sucre, la plaine fut principalement vouée à l’élevage : de bovins autrefois, de cerfs aujourd’hui. “ Mon père était éleveur. Il avait un troupeau de 1 200 zébus de Madagascar, raconte Allan Cambier. Il les vendait aux propriétés sucrières pour tirer les charrettes à bœufs qui transportaient les cannes à sucre aux usines. ” Après l’indépendance de l’île Maurice en 1968, la montagne proprement dite devint un domaine public au milieu d’une propriété privée. L’île se tourna vers le tourisme et un premier hôtel vit le jour sur la péninsule en 1970…
On peut monter sur les flancs du Morne. Les Cambier ont autorisé un guide professionnel à passer avec de petits groupes sur leurs terres. La randonnée marche dans les pas du détachement de police envoyé en 1835 prévenir les esclaves de leur libération. Mais elle s’arrête au niveau de la croix, à environ cinq cents mètres d’altitude, à quelques pas de la faille infranchissable.
On gravit la face du Morne opposé au mur de la falaise. La première partie s’élève tranquillement à travers bois jusqu’à un promontoire dominant la savane. En chemin, on cherche en vain à apercevoir des cerfs. Ils se dissimulent sous les bois. Dans cette forêt domine un arbre en particulier, le tecoma. “ On y trouve aussi quelques ébéniers ” complète Jean-Claude Sevathian, expert en plantes rares de la Mauritian Wildlife Foundation, organisme scientifique mauricien de protection de la nature (en quête de l’ébène, les Hollandais sont responsables de la disparition des ébéniers dont on trouve les derniers spécimens dans des bois d’altitude comme ceux du morne).
Cet autre bon connaisseur du Morne cherche ici une plante en particulier : Trochetia boutomania, une des cinq espèces de Trochetia endémiques de Maurice. La plus rare, appelée aussi “ Boucle d’oreilles ” pour ses fleurs rouges en forme de clochettes. Cet arbuste n’existe plus, dans son milieu naturel, que sur les pentes du Morne Brabant, et en nombre limité. C’est pourquoi les Trochetias du Morne sont recherchés, répertoriés et localisés de nos jours à l’aide du système GPS. Dès qu’il identifie l’arbuste, Jean-Claude Sevathian en établit la position exacte sur une commande manuelle.
Le trochetia se repère à ses feuilles vert sombre aux dessous argentés qui brillent quand l’air les agite. Adulte, il monte à trois mètres de haut. Ses fleurs dégagent un léger parfum de vanille. Redécouvert en 1973, il contribue à enrichir l’histoire du Morne. “ Le trochetia a été retrouvé par Joseph Gueho, curateur de l’herbier de Maurice, explique Jean-Claude Sevathian tout en marquant la position d’un plant. On savait qu’il existait, ou qu’il avait existé, car les naturalistes français du XVIIIe le mentionnent. Il figure dans l’herbier de l’époque conservé au Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Mais les naturalistes se contentaient de le situer à l’île de France, sans préciser où. Joseph Gueho a eu l’idée de chercher sur le morne. ” Allan Cambier se souvient qu’il fut aussi de cette expédition : “ Je connaissais cette plante, je savais où la trouver, mais j’ignorais son nom et qu’elle était si rare. ” Le Trochetia est devenu en 1992 l’emblème de la République de Maurice et s’est répandu depuis dans de nombreux jardins.
Il n’est pas le seul végétal endémique au Morne Brabant. Jean-Claude Sevathian montre aussi une petite plante entre les rochers, qu’on nomme l’Immortelle pour sa capacité à vivre sous le soleil le plus cuisant, même sans eau. Enfin, il tend une paire de jumelles : peut-être plus rare que le trochetia, une espèce d’hibiscus à fleur rouge, unique au Morne, se fiche dans des recoins perdus de la falaise : Hibisus columnaris.
Ces plantes poussent sur les pentes escarpées et arides constituant la seconde partie de la randonnée, la plus délicate. Entre deux cents et trois cents mètres de forte pente mènent à la croix de fer rendant hommage aux esclaves. Le trajet s’effectue en une dizaine de longueurs, dont six munies de cordes pour s’élever plus facilement. Le panorama qui s’offre à la vue est unique et certainement l’un des plus fantastiques qu’on puisse admirer à Maurice. On est à la hauteur des sommets du massif du sud mauricien qui fait face au Morne Brabant, à la jonction précise des côtes ouest et sud. Le regard s’enfuit dans les deux directions. Une belle récompense de l’effort de l’escalade, même si la profonde faille empêche d’aller plus loin, et si le sommet du Morne, encore inaccessible et invisible à ce niveau, conserve l’attrait de son mystère.
• Le Morne Brabant a été inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco en 2008.
• A la place du musée envisagé ont été édifiées des sculptures : onze œuvres sont exposées, réalisées à partir de pierres tombées de la montagne par des artistes provenant de pays ayant subi l’esclavage, composant les étapes de la Route des esclaves de l’Unesco.