A l’hippodrome du Champ de Mars, quand un jockey mauricien termine à la première place, même ceux qui ont perdu leur mise n’ont pas tout perdu. Dimanche 6 novembre, dans la course d’ouverture, la clameur de la foule soulevée par la victoire de Sun King, monté par Vinay Naïko, devant le jockey sud-africain Kevin Shea, contient aussi un accent de fierté. Deux heures plus tard, l’arrivée des pur-sang de la Coupe d’Or (Gold Cup), quatrième des grandes “ classiques ” mauriciennes et clou de la journée, remportée par un autre jockey sud-africain, suscite moins d’émotion. Il est vrai que son résultat était plus prévisible, le favori l’ayant emporté.
Les jockeys étrangers embauchés pour la saison sont des Blancs. Ils viennent en majorité d’Afrique du Sud. Après avoir longtemps dominé l’hippodrome, ils doivent maintenant compter avec les “ locaux” dans lesquels le public populaire indien et créole se reconnaît. Fondée il y a cinq ans, l’association des jockeys mauriciens compte à présent 25 membres. La plupart sont seconds jockeys dans les écuries, mais quelques vedettes disputent sans complexe les premières places.
Cette promotion de jockeys mauriciens est à mettre à l’actif du Mauritius turf club (MTC), tuteur du milieu hippique mauricien, un des plus vieux clubs hippiques du monde. Il fut créé en 1812, deux ans après la conquête de l’île de France par les Anglais, ce qui en fait assurément l’une des plus anciennes institutions, tous domaines confondus, de l’île Maurice. L’exemple de Samrag Mahadia, qui préside aujourd’hui l’association des jockeys mauriciens, reflète la passion du pays pour le sport hippique. Il y a quinze ans, il fut un des premiers adolescents à franchir l’entrée du MTC après avoir lu dans la presse une annonce de recrutement d’apprentis jockeys. “ J’avais fini mes examens d’école. Je suis venu par curiosité. J’ai fait partie des cinq premiers retenus pour débuter la formation. Ç’a été un changement extraordinaire pour moi qui ne connaissait rien aux chevaux. Dès mon premier contact avec l’animal, j’ai été fasciné par sa beauté. J’ai tout de suite aimé le cheval et le monde hippique, et je suis resté. J’ai remporté toutes les semi-classiques et trois des quatre classiques dont deux fois le Maiden en 2003 et 2005. C’est formidable de remporter n’importe quelle course. Et, devant des jockeys internationaux, cela prouve qu’avec de bons chevaux, nous sommes capables de rivaliser avec n’importe qui. ”
“ La Gold Cup ne sera pas celle qui rapportera le plus ” assurait, deux jours avant la course, l’un des premiers bookmakers à soulever son rideau métallique au marché des books de l’hippodrome, Hee Lan Chan How.
De son nom complet Duke of York Cup, la Gold Cup était la course de prestige de la 26 ème journée de la saison hippique, qui en compte trente, échelonnées de début mai à début décembre, à raison d’une journée par semaine, le samedi ou le dimanche. Quatre “ classiques ” ponctuent cet invariable calendrier. La Duchesse of York Cup a lieu début mai, la Barbé Cup en juin, le Maiden fin août et la Duke of York Cup en novembre. La saison s’achève sur l’International jockey day auquel participent des jockeys vedettes de différents pays.
A partir de 12 h 45, chaque journée hippique comprend huit compétitions. La course de prestige est toujours la cinquième. Elle met en ligne les coursiers les plus performants du moment, des chevaux importés d’Afrique du Sud, d’Australie et plus rarement d’Angleterre. Le Mauritius turf club a fixé à douze le nombre d’écuries autorisées à participer aux épreuves hippiques. Les écuries doivent posséder un minimum de seize et un maximum de trente-huit chevaux. Toutes les tentatives d’élevage local ayant échoué, chaque année, environ cent coursiers âgés de trois à cinq ans font le voyage par avion jusqu’à Maurice.
Le programme des journées hippiques inclut aussi chaque semaine une épreuve de 1 500 mètres appelée Draper’s mile en hommage au colonel de l’armée britannique Edward Draper (1773-1841), initiateur des courses mauriciennes et fondateur du Mauritius turf club, où son buste continue de veiller sur le paddock.
Les courses ? “ C’est un way of life à Maurice ” témoigne le secrétaire général du MTC, Benoît Halbwachs. Forte de six cent cinquante membres, l’institution réunit le gotha mauricien le plus huppé, qui s’y succède de père en fils. Au plus haut rang figurent les “ membres à vie ”, c’est-à-dire dépassant vingt-cinq ans d’ancienneté. Au-delà des titres symboliques, le MTC a une importance concrète d’entreprise. Il emploie trois cent personnes entre ses équipes du siège, de l’hippodrome du champ de Mars et du centre d’entraînement équestre Guy Desmarais de Floréal, qui inclut une école d’équitation. “ Les courses font partie de la vie des Mauriciens, poursuit Benoît Halbwachs. Tout le monde ici parle de courses. Nous sommes conscients de cela au MTC et nous essayons de répondre le mieux possible à l’attente du public. ”
Indicateur de la popularité des courses, le MTC accrédite quatre-vingts journalistes, dont ceux de quatre magazines spécialisés. Il faut voir les piles des deux principaux, L’Express Turf et Race Time, la revue du MTC, diminuer à vue d’œil dès leur livraison au kiosque à journaux de l’hippodrome ! Un parieur attendant les cotes d’un bookmaker confie : “ Quel autre loisir peut-on avoir ? Le foot mauricien est mort. Dans les courses, il y a le côté sportif, le jeu et le folklore. Et elles permettent à certains de gagner leur vie. ” Derrière le pittoresque en effet, La fièvre des courses hippiques, ou plutôt des paris, est à la mesure de la réalité sociale. Ne gagner que mille à deux mille roupies, c’est déjà, pour beaucoup à Maurice, l’espérance d’un apport substantiel de revenu.
Autre signe : la plus ancienne écurie de l’île est indo-mauricienne. L’écurie Gudjadhur, connue pour sa casaque bleu électrique, a fêté ses cent ans en 2003. Fier d’un palmarès de 48 victoires classiques, dont la première acquise en 1912 dans le Maiden, le patriarche de la famille, Guness Gujadhur, a profité de l’événement pour passer la main à ses neveux. Propriétaire de chevaux, directeur d’écurie, entraîneurs, jockey, etc. : la famille est présente dans tous les métiers de l’hippisme où son nom est des plus respectés. “ Une fois que le cheval figure sur le programme des courses, il appartient au public et, alors, c’est notre devoir de donner le meilleur de nous-mêmes ” a transmis comme règle à ses successeurs le vieux Guness Gujadhur.
Dans l’île qui venait d’être conquise par l’Angleterre, le colonel Draper avait eu l’idée des courses de chevaux pour amadouer les nouveaux sujets français de Sa Majesté britannique, abandonnés à leur sort par Napoléon. Elles prirent place naturellement au champ de Mars, terrain de manœuvres militaires. En 1906, elles déménagèrent dans un nouvel espace aménagé à Floréal. La réquisition du site par l’amirauté britannique en 1943 les rapatria au champ de Mars qu’elles n’ont plus quitté depuis.
La piste de l’hippodrome actuel est relativement courte : 1 300 mètres. Mais, avec sa ligne droite terminale en pente de 225 mètres, elle s’avère très compétitive pour les sprints finaux. Cette petite piste est très bien entretenue. Elle est arrosée tous les jours par un camion-citerne.
Bien qu’il soit le plus souvent désert, l’hippodrome vit en symbiose avec Port-Louis. A l’extrémité de l’axe central vertical du centre-ville, Pope Hennessy avenue, il est enveloppé par la cité. S’ils le veulent, ses riverains peuvent suivre les compétitions de leurs balcons et terrasses. En dehors des jours de courses, c’est un grand parc public à l’aspect délaissé où sont alignées une statue du roi d’Angleterre Edouard VII (1841-1910) et une vieille colonne à la mémoire des victimes de la destruction d’un tiers de Port-Louis par un cyclone en 1892. Le MTC a ses tribunes, ses bureaux et son écurie de l’autre côté d’une des rues (Eugène Laurent street) longeant l’hippodrome. Tôt le matin, autour de six heures, cette portion de rue est fermée à la circulation pour laisser passer les chevaux qui vont s’entraîner. Les jours de courses, elle est incluse dans l’enceinte payante du club.
Le jeudi ou le vendredi, les bookmakers sont les premiers à donner vie à l’hippodrome. Les paris débutent quarante-huit heures avant les courses. Deux systèmes de paris coexistent. Le TOTE, sorte de PMU, propose les formules traditionnelles des tiercé, quinté et autres combinaisons. Chez les bookmakers, où dominent les noms chinois, on parie uniquement sur le cheval gagnant. Chaque book établit ses propres cotes selon une alchimie qui lui appartient, bien que ces cotes soient souvent voisines, voire identiques. Chacun a sa clientèle d’habitués, mais peut drainer aussi celle de son voisin s’il paraît plus intéressant de parier chez lui. D’où le mouvement perpétuel animant les groupes agglutinés, collées les uns aux autres, devant les bureaux de paris. Le marché des bookmakers tient de la bourse et du casino. Cinquante bookmakers ont une licence. Leur chiffre d’affaires est estimé cinq à six fois supérieur à celui du TOTE, le seul qui soit clairement établi : taxés à 14 %, les produits du TOTE ont rapporté à l’Etat mauricien 350 millions de roupies en 2004.
Et encore ne s’agit-il que de la partie visible de l’activité. Les paris clandestins sont la bête noire du MTC et des écuries dont les ressources de fonctionnement proviennent principalement d’un pourcentage pris sur les paris. Cette face obscure des courses est impossible à quantifier, mais tout le monde s’accorde à considérer qu’elle brassent des sommes énormes, et surtout de plus en plus importantes. Interdits, les paris à crédit passés entre les books clandestins et leurs habitués ont littéralement explosé à travers toute l’île avec le développement du téléphone portable. “ Ce sont eux qui conduisent à la ruine nombre de parieurs ”, fait remarquer un observateur du milieu hippique. Et devant le manque à gagner, certains, dans ce milieu, se sont laissé entraîner vers cet argent facile à collecter, comme l’ont montré plusieurs affaires soulevées par la brigade de la police des jeux, très active.
Devant les montants en question, et bien que l’hippodrome paraisse modeste, on comprend que les têtes tournent. Et que des étrangers s’intéressent aux courses mauriciennes. Celles-ci sont retransmises à la télévision et font l’objet de paris en Afrique du Sud. Elles seront bientôt visibles dans 40 pays via la chaîne sud-africaine Telly Track. A Maurice même, l’essentiel du public les suit à présent devant son téléviseur et le MTC a le projet de produire lui-même ses images et de les vendre.
L’hippodrome n’en continue pas moins de vibrer, les jours de courses, au rythme d’une foule colorée, dense, animée, bruyante et bon enfant. Elle envahit la « plaine », l’enceinte intérieure, et les bords de piste, à l’accès libre et gratuit. Lui faisant face et dominant l’hippodrome, les tribunes du MTC sont bondées. Les annonces des haut-parleurs résonnent par-dessus le brouhaha général. Devant les books, on tend le cou pour suivre l’évolution des cotes. En dehors des paris, le public ne manque pas d’occasions de dépenser son argent. Entre deux courses, les parieurs s’essaient au “ jeu piqué ” qui consiste à atteindre aux fléchettes des numéros sur lesquels on mise dix roupies. Les gargotes servant à déjeuner ne désemplissent pas. Le long de la barrière de piste, on s’installe en couple, en famille, avec ses enfants, pour attendre le passage des chevaux au galop martelant le gazon, jockeys dressés sur les étriers. Tous les vendeurs de glaces ambulants de Port-Louis sont là et font tinter leurs musiques. Les petits marchands de rues reconstituent des allées commerçantes où s’entassent vêtements et colifichets. La plaine devient un immense parking où un service de gardiennage de cyclomoteurs et de casques est même proposé.
Une ambiance pareille ne se crée pas en un jour. D’où la prudence du MTC sur l’idée, avancée pourtant depuis plusieurs années, de transférer les courses dans un nouvel hippodrome, plus grand et plus moderne, à Bagatelle en pleine campagne et plus proche du centre d’entraînement de Floréal. Il résoudrait les problèmes logistiques posés par le vieux Champ de Mars situé en pleine ville et permettrait sans doute de mieux contrôler le déroulement des paris. Mais le public suivra-t-il ? Et comment conserver le “ folklore ” des jours de courses à l’hippodrome de Port-Louis ? Sur ce dossier, le MTC va au pas, sans se presser, et le fait savoir. “ C’est une simple perspective, il n’y a rien de décider ”, prévient Benoît Halbwachs.