Le port aux boutres à marée basse. Comme des cages thoraciques desséchées et échouées d'improbables monstres, d’énormes barques creuses, dépourvues de pont, sont couchées sur le sable humide. Des gamins jouent autour dans les flaques de mer. Des coups résonnent du fond de la cavité abandonnée par l’eau. Accroupis, des pêcheurs bourrent de coton, au marteau et au burin, les interstices creusés par la mer à l’intérieur des coques.
Ce petit port ensablé dont les boutres, parfois poussés encore à la godille, déchargent les cargos ancrés au large, est la source primitive, originelle, de Moroni, la capitale des trois îles Comores indépendantes : la Grande Comore (Ngazidja), Anjouan (Ndzuani) et Mohéli (Mwali). Seul mouillage naturel sur l’inhospitalière côte occidentale de Ngazidja, il est tourné vers l’île de Zanzibar, par où la culture arabe a abreuvé l’archipel pendant plus de dix siècles. Et, au-delà, vers La Mecque.
C’est la première vision qu’on a de la médina : ce grand arc de cercle fermé par une jetée que regardent les façades, les terrasses et les deux mosquées flanquant le cœur historique du vieux Moroni, la place Badjanani. La médina est formée de deux quartiers, Mtsangani au nord et Badjanani au sud. On compte onze mosquées à l’intérieur. La présence même d’une médina, ville de pure souche musulmane, à l’urbanisme compact qui s’arme d’ombre contre la dureté du soleil, traduit la profondeur de l’empreinte arabe sur les Comores. L’islam y fut introduit à partir du IXe siècle, voire plus tôt, par les marchands arabes qui cabotaient le long des côtes africaines depuis Sohar, le grand port du sultanat d’Oman sur le golfe persique, jusqu’à Zanzibar, le Mozambique et Madagascar. Puis par des princes chiraziens chassés de Perse pour une raison ignorée - peut-être les invasions tartares du XIIIe siècle - qui suivirent le même itinéraire en quête d’une terre d’accueil.
Les médinas des Comores sont uniques. L’islam a germé tout le long de la côte africaine, mais nulle part on ne leur trouve d’équivalent à cette latitude. Elles sont les dernières du chapelet de villes musulmanes anciennes, ramassées sur elles-mêmes, qui s’écoule de la péninsule arabique vers le sud de l’Afrique. Née d’une roche volcanique, leur architecture concentrée, tassée, faite de ruelles aussi minces parfois que des failles rocheuses, couvrant une colline jusqu’à l’étouffer, structurée autour de lieux saints, a aussi ses particularités : la couleur de ses murs de basalte et d’une verdure sauvage, instinctive, éclatante, qui profite de son délabrement.
Ce patrimoine de l’océan Indien est très méconnu. L’origine du vieux Moroni est à peine esquissée. Le musée historique et ethnologique de Moroni ne dit rien de particulier sur la ville. À la source, on entrevoit le village d’un des petits sultanats qui morcelèrent Ngazidja jusqu’à la prise de possession des îles par les Français. Selon d’anciennes poésies, Moroni aurait été fondée au XIVe siècle par des Wana malaumpe, mystérieux descendants des hommes-djinns qui seraient les premiers habitants de l’archipel, chassés de leur village, Mazumi, dans le sud de l’île, à la suite d’une bataille perdue contre un autre village. Mais rien dans la laborieuse reconstitution des conflits entre chefferies, qui tient lieu d’histoire des Comores, ne souligne le rôle que dut jouer Moroni du fait de son port naturel. Les navigateurs arabes n’ont pu ignorer cette échancrure de la côte.
Dans le quartier de l’Iman Al-chafii (du nom du fondateur de l’école jurisprudentielle chaféite à laquelle se rattache l’islam sunnite comorien), sur le versant supérieur de la médina dominé par le marché, figurait, selon un habitant, gravée au bas d’un mur, une inscription arabe comportant une date correspondant à l’an 1332 du calendrier chrétien. Ce mur est couvert maintenant par une construction. Place Badjanani, la Grande Mosquée du Vendredi aux deux étages à colonnes surmontés d’un minaret, dont la blancheur se dore au crépuscule, possède également une date gravée : l’an 830 de l’hégire (1427) est inscrit dans le bois de l’escalier de la chaire. Cette date est également présente, à peine décelable sous le revêtement de chaux, sur un des murs de la mosquée d’origine à partir de laquelle a été agrandi le lieu de culte actuel.
La mosquée de dimension plus modeste qui marque l’entrée nord de la place, côté Mtsangani, est réputée aussi ancienne. Dans la quiétude d’une lumière égale diffusée par ses vieux murs et piliers au vert pastel, on y perçoit des fidèles d’un âge avancé, Coran en mains, murmurant des paroles sacrées. Elle fut construite à cet endroit pour profiter d’un phénomène naturel : la marée montante qui remplit matin et soir, par infiltration, son bassin des ablutions au fond de sable ; une technique renvoyant assurément aux premiers temps de l’hégire.
À Mtsangani toujours, non loin de cette mosquée, certains guides s’arrêtent devant un portail de bois bleu : c’est, disent-ils, la plus vieille maison de la médina, citant le XVe siècle sans plus de précision. La médina d’aujourd’hui n’est pas vraiment mieux cernée. Ne formant pas une entité administrative complète - ses deux quartiers sont rattachés à des circonscriptions différentes - le nombre exact de ses habitants est ignoré. Seul repère, la population globale de Moroni, estimée à plus de cent mille habitants.
Comment décrire la médina, qui nous happe dans ses contours de labyrinthe médiéval comme un coquillage de pierre ? Elle nous saisit tandis que les bruits extérieurs s’estompent, remplacés par les siens, au fur et à mesure que la lumière et la chaleur du jour cèdent devant l’obscurité protectrice de son confinement. Il n’existe aucun plan. L’enchevêtrement des rues, venelles, boyaux, passages, escaliers, coudes, croisements, bifurcations, recoins, décourage et rend plus qu’hasardeux tout tracé. La plupart des boutiques sont concentrées dans deux rues principales reliant les parties basse et haute de la médina.
Se déroulant en continu, les bâtiments ont généralement un, deux ou trois étages, très rarement quatre. Encastrées dans la densité urbaine, des demeures « princières », tout aussi défraîchies que les autres, sont précédées de cours en friche masquées par de hauts murs défendus par des portes de bois solidement charpentées et cloutées. Les toits sont plats. Les murs sont ventrus ou penchent. Dans les ruelles les plus larges, les façades s’ornent de balcons. Quelques galeries d’étage à colonnes, de style européen, signes d’une demeure de notable ou d’un commerçant riche, rompent l’uniformité.
D’un bois fendillé, blanchi par l’âge et le climat surchauffé, les menuiseries des portes et des fenêtres sont sculptées dans la masse de fleurs et de motifs géométriques dans le goût arabe, rosaces, losanges, etc. Portes, linteaux, poutres, plafonds à caissons, moucharabiehs : ramené de Zanzibar, l’art comorien du bois témoigne des échanges ancestraux des Comores avec la côte orientale de l’Afrique. Les essences sculptées sont le takamaka, le camphrier et le mgou africain.
Dégradé, l’habitat témoigne de la pauvreté du pays. Intérieurs décrépis, pièces démunies. Le mobilier est rare, hétéroclite, rafistolé. Peu de logements ont l’électricité. Les nuits de la vieille ville sont peuplées de lumières voilées, de clartés fugitives, d’halos tremblotants, de lueurs blafardes... Visions d’une lampe à pétrole derrière un voile soulevé en silence, de deux hommes éclairés par une bougie, parlant bas… Des ombres se hâtent dans les ruelles tortueuses de cet univers de l’islam où se transporte l’écho de milliers de murmures sur des visages devinés qui passent, se tournent, se détournent, disparaissent...
De jour, ce qui ressort en premier, ce sont les couleurs de la médina, un mélange de blancheur et de noirceur, parsemé de verts sous le ciel bleu couvert. Par-delà ses toits, on aperçoit l’immense cocoteraie qui dévale les contreforts du volcan Karthala à la rencontre de Moroni. Chaque jour en milieu de journée, la nuée qui s’accroche au volcan compose un ciel bas lui donnant un éclairage particulier, comme venant de l’intérieur.
Sur certains murs, de larges plaies de crépi gris effondré dévoilent des pierres noires comme de l’encre. Les murs de la médina sont construits dans un mélange de basalte, de corail broyé et de sable de mer. Dans les années 1970, le président Ali Soilih, qui rêvait d’anéantir les traditions, conçut le projet de raser la médina pour la remplacer par des constructions plus modernes, symboles de temps nouveaux. À défaut d’y parvenir, il fit blanchir à la chaux les murs vieillis. Sans plus de succès. La moiteur et la pluie redonnèrent rapidement à la médina sa patine délavée.
Dans les fissures et sur les plans toujours ombragés, une végétation d’un vert intense s’est installée, entretenue par l’humidité. Des mousses tapissent les crépis, des fougères se glissent entre les pierres. À cette décoration spontanée s’ajoutent les plantes fleuries exposées aux fenêtres et aux balcons. Quelques dattiers s’élèvent, droits, dans le ciel. Au long de ses ruelles, la médina révèle un monde de clairs-obscurs aux nuances infinies. Verdis de mousse ou recouverts de chaux aux tons pastel, les porches et les cours enferment une lumière tamisée, colorée, immobile. Dans les recoins plus sombres, un lichen vert engendre une lumière de sépulcre. Les escaliers mènent à des terrasses et aux toits plats qui révèlent l’étendue et la variété de ses hauteurs, que seuls surpassent les minarets.
« On peut parcourir la médina par les toits » affirme Mohammed, penché au-dessus d’une mince ruelle, à un saut du toit d’en face. Autour, les fenêtres des édifices plus élevés se peuplent de visages curieux. Des femmes et des enfants. Mohammed, guide improvisé rencontré sur un pas-de-porte. Un jeune, désœuvré, baskets aux pieds. « Il n’y a pas de travail, je me débrouille » dit-il. Il enfile des ruelles sombres et désertes où résonnent, assourdis, les échos d’émissions de radios. Musiques comoriennes, chants arabes, reggaes jamaïcains et chansons françaises se croisent dans l’air des venelles.
Dans ce décor, on devient vite familier. La ville ancienne, où l’on ne circule qu’à pied, est un vivier de rencontres. Place Badjanani, un bijoutier au regard pétillant entre sa moustache et ses cheveux grisonnants tient une boutique aux vitrines poussiéreuses, mais réputée. Originaire de Madagascar, M. Kodhidas est connu dans tout le Sud-ouest de l’océan Indien. C’est l’un des meilleurs spécialistes en pierres précieuses de la région. Son atelier où quatre orfèvres manient des chalumeaux, penchés sur des établis, est situé dans le fond de la boutique. Ils tissent des filigranes d’or et d’argent d’une finesse étonnante.
Venu de Zanzibar comme celui du bois, l’art comorien de l’orfèvrerie est ancestral. C’est l’une des richesses de la médina. Un art de création, mais aussi de transformation de bijoux anciens. Bagues, colliers et pendentifs sont d’une inspiration arabe où s’insinuent des influences indienne et africaine. Cette tradition s’est perpétuée avec celle, particulière aux Comores, du Grand Mariage, cérémonie fastueuse, source de prestige pour les hommes, qui voit l’épouse couverte de bijoux. Notamment d’une parure d’or rituelle nommée ipamkono, où s’exprime tout l’art des orfèvres. On trouve dans la médina plusieurs ateliers ouverts sur la rue, éclairés seulement par la lumière du jour, où sur des tables couvertes d’instruments de précision sont courbés des artisans absorbés et muets.
Nassur, lui, est technicien en téléphonie. Découvrir quelqu’un dans la cour de sa maison ne l’étonne pas : il n’y a plus de porte sur la rue. La cour est étroite. Le bâtiment a deux niveaux. Un escalier mène à l’étage. Tout est rongé, moussu, maculé de traînées de pluies. Un vague bleu persiste sur l’escalier et la balustrade de l’étage. Nassur promène un regard amer sur ce décor. « C’est très vieux ici, au moins de 1930. Ma famille est propriétaire. Ma mère et ma sœur habitent au premier et moi au rez-de-chaussée. » Il disparaît derrière une porte qu’il a du mal à refermer. Les rues de la médina sont anonymes. Parfois des noms ou des prénoms sont peints sur les murs ou les portes : ce sont des marques inscrites par les jeunes. Aucun postier ne vient. Les familles possèdent des boîtes à l’agence postale de la place Badjanani.
La médina a pris sa dimension actuelle durant la période coloniale. Sous la pression démographique, elle s’est étoffée, densifiée, transformée, couvrant le socle de sa vieille souche arabo-africaine en conservant la trame de son lacis tortueux. Jusqu’en 1921, elle était ceinturée par un rempart édifié au XVIIIe siècle. Il a fait place aux rues et aux avenues qui en font le tour à présent. La place Badjanani s’ouvrit alors sur le port aux boutres et, dans la partie supérieure de la médina, on construisit le marché et sa porte en ogive où a été gravé un verset du Coran maudissant les fraudeurs.
Au cœur de la médina, dans la rue transversale la plus passante, prend place un lieu vénéré entre tous : la mosquée soufie de la zawiya chadhouli dont la claire-voie dévoile à la rue une vaste salle de prière vert pâle. Des tapis sont répandus sur le sol. Les Corans sont rangés dans une niche creusée dans le mur, le mihrab. Quelques fidèles, entre les piliers, sont plongés dans la prière. La mosquée renferme les tombeaux de deux dignitaires religieux. Sculpté dans le bois et incrusté d’or, somptueux, celui de son fondateur, Saïd Mohammed ben Ahmed al-Maaruf (décédé en 1904), n’est accessible qu’à certaines heures de la journée.
« Quand mon grand-père était jeune, il lui a prédit sa vie ! Et tout est arrivé comme il l’avait dit !, s’extasie Mohammed. C’était un religieux moderne, un visionnaire pour les Comores, il a beaucoup fait pour l’éducation ! » En face de la mosquée, l’école coranique pour fillettes qu’anime la fundi Assiata Mlowa n’est qu’une petite pièce sombre ouverte au jour au fond d’une courette. Assis sur des tapis, les enfants apprennent à lire les versets du Coran sous la conduite de l’un de ses fils. Trois générations se sont succédé dans cette pièce démunie.
Les femmes vont sans voile aux Comores (des jeunes formés à l’islam fondamentaliste n'imposent le voile intégrale que dans quelques villages de l’intérieur). Les yeux soulignés de khôl, le plus souvent vêtues de châles de couleurs vives portés à la manière du sari indien (le chiromani). Certaines arborent le m’sindanu, un masque de beauté à base de poudre de santal.
Dans la partie supérieure de la médina, il faut aux yeux quelques secondes pour s’habituer à la pénombre du café Rachid. Une institution minuscule, mais incontournable, vouée exclusivement au café qui coule en continu. Mais trop exiguë et obscure. Les hommes préfèrent s’asseoir à l’extérieur pour bavarder. « C’est notre salon, on y vient pour commenter les évènements, il y a toujours du monde » décrit un Comorien. Le café Rachid est connu pour avoir été le rendez-vous des Sabenas, du nom de la compagnie aérienne belge qui, en 1977, rapatria d’urgence de Madagascar des Comoriens victimes de violences racistes.
De tout temps, la médina a brassé les nouvelles provenant de l’archipel. C’est l’une des fonctions du marché quotidien. C’est l’une de celles aussi, chaque semaine, de la grande prière du Vendredi qui attire des fidèles de toute l’île. Tout se sait et se nourrit de mille rumeurs. C’est dans la médina de Moroni qu’apparut en 1993 TV Sha, la première télévision des Comores ! Cette télévision bricolée de quartier profitait de la libéralisation du régime politique qui suivit l’assassinat du président Ahmed Abdallah en 1989 et le départ, l’année suivante, des mercenaires de la garde présidentielle commandés par Bob Denard. Elle fut financée par les familles, avec l’aide de dons de la diaspora. « Ce sont les grands-mères qui ont poussé le projet » assurent les jeunes qui ont installé la régie et le studio rudimentaire de TV Sha. Des grands-mères soucieuses de bousculer les traditions, à commencer par celle du Grand Mariage qui enferre la société comorienne dans la pauvreté par ses dépenses exorbitantes… TV Sha fit des émules à travers toute l’île. La plupart de ces expériences ont fait long feu quand le régime s’est durci de nouveau.
Ce n’est qu’un petit échantillon des rencontres qui surgissent aux coins des rues, aux portes, aux fenêtres, à l’étalage des boutiquiers, devant les ateliers des artisans, à la sortie des mosquées. Un héritage que la médina cultive du plus lointain des Comores, malgré l’usure du temps et l’humidité qui la ronge.
Le port aux boutres à marée haute... Une cage thoracique s’éloigne. Elle se dirige vers un cargo ancré à distance. Pour la mouvoir et l’orienter, ils sont deux, debout sur le pont arrière, seule partie couverte, actionnant chacun une longue perche terminée par un disque. Les avirons plongent et rejaillissent de l’eau. Avec la lenteur d’un autre temps, l’embarcation se range auprès d’autres boutres, identiques, alignés côte à côte contre le flanc du cargo. C’est ainsi qu’on pratique aux Comores, y compris pour décharger des véhicules ! Comme l’ancien, le nouveau port de Moroni, datant des années 1970, est ensablé. Il n’est apte à recevoir que des navires de petit tonnage.
Issus d’une technique arabe millénaire de construction navale, les boutres à l’allure de fantômes de bois sont plus utiles que jamais. On en construit toujours. Le chantier des boutres est situé face à l’entrée du nouveau port, sur une élévation de terrain dominant une rangée de paillotes toujours animées et enfumées. Brochettes de viandes et pains de manioc grillent sur des braseros.
« Les boutres les plus grands peuvent transporter jusqu’à cinquante tonnes de marchandises » répond, à propos du déchargement des véhicules, un charpentier au travail, marteau et clous en main. A coups sonores, il enfonce de longs clous en aluminium, eux aussi de fabrication artisanale, dans une membrure de bois roux. La coque est étayée par des poutres. Elle mesure vingt mètres de long et trois de hauteur jusqu’au bordage. Elle embaume. « C’est du camphrier » dit le charpentier. Ses longs clous forgés viennent de Majunga, à Madagascar, un grand centre de fabrication de bateaux traditionnels.
Il faut trois mois pour construire un boutre. Les fundis (maîtres artisans) ont une technique à eux pour donner aux planches la courbure recherchée en les chauffant. De grosses branches arquées naturellement servent à l’armature du navire. Ce sont leurs extrémités, dépassant des bords, qui donnent cette impression de côtes thoraciques ou de mauvaises dents s’échappant d’une mâchoire. Pas de gouvernail. Un axe proéminent fait office de quille. Seule la poupe, où montent les pilotes, est couverte. Le reste n’est qu’un ventre vide traversé en son milieu par une grosse poutre permettant de passer d’un bord à l’autre. En mer, le bois perdra vite sa belle couleur rousse pour donner l’apparence d’un navire sans âge, d’une blancheur d’ossements.
Mais les boutres sont de mauvais bateaux. La moindre houle les paralyse, allongeant à n’en plus finir les opérations de transbordement. « Dix-neuf jours que nous sommes là ! Le déchargement devait prendre quatre jours au plus ! » se lamente le second du cargo (malgache) immobilisé devant Moroni, rencontré à l’hôtel. On prévoit depuis longtemps de remplacer les boutres par des chalands, plus lourds, plus stables et plus solides. Mais les gouvernements comoriens n’ont jamais duré assez longtemps pour se décider. Cela finira, bien sûr, par arriver. Ce jour-là, Ngazidja perdra autre chose que des carcasses de bois.
• L'archipel des Comores compte quatre îles. En 1975, au terme d'un référundum organisé île par île, après soixante-trois ans de colonisation, la Grande Comore, Anjouan et Mohéli choisirent la voie de l'indépendance quand Mayotte décidait de rester française.